Avocat et romancier, le Turc Burhan Sönmez continue d’écrire et de dire ce qu’il pense malgré ses nombreuses expériences de la prison et de la torture. A Istanbul, ville aimée, cet homme courageux nous parle de son premier livre traduit en français, Maudit soit l’espoir.
“Vous pouvez me poser toutes les questions que vous voulez, même des questions politiques. Ne vous inquiétez pas.” Dès le début de notre rencontre, Burhan Sönmez se veut rassurant. L’écrivain nous a rejoint dans un appartement du centre-ville, un endroit où l’on peut parler en toute tranquillité, à l’abri des regards, des oreilles.
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En Turquie, la moindre critique envers le régime peut désormais vous envoyer directement en prison, sans autre forme de procès. Le site turkeypurge.com recense ces “purges” qui frappent chaque jour tant de citoyens lambda pour “insulte au Président” ou “soutien à une organisation terroriste” (toute les associations ou organismes pro-kurdes, d’extrême gauche ou pro-Gülen, l’opposant à Erdogan, étant dorénavant qualifiées de “terroristes”) : 319 journalistes arrêtés, 131 995 personnes détenues en prison depuis le coup d’Etat raté du 15 juillet 2016.
Etre un auteur respecté ne change rien
L’auteur turc d’origine kurde ne connaît que trop bien cette histoire. Lui-même a été emprisonné et torturé plusieurs fois depuis les années 1980 pour avoir simplement dénoncé, en tant qu’avocat et militant des droits de l’homme, la façon dont ceux-ci étaient bafoués. Il sait qu’aujourd’hui, dans ce pays répressif qu’est redevenu la Turquie, cette interview pourrait suffire à le renvoyer en prison. Et le fait qu’il soit un auteur respecté dans son pays comme à l’étranger, membre du conseil de l’association d’écrivains PEN International, lauréat du prestigieux Prix turc Sedat-Simavi pour la littérature (l’équivalent du Goncourt) ou encore du Prix de la Fondation Václav-Havel pour les écrivains publiant des écrits à haut risque, n’y changera rien.
Depuis quelques jours, il reçoit des menaces de mort en tant que signataire d’une pétition dénonçant la guerre du régime turc contre les “terroristes kurdes” d’Afrin, en Syrie. Les intellectuels sont dans le viseur du régime. “Ne vous inquiétez pas”, indique pourtant cet homme d’une cinquantaine d’années, calme et posé, et qui fait penser physiquement à Fernando Pessoa.
Pour passer le temps et oublier où ils sont, les prisonniers se racontent des histoires
Maudit soit l’espoir se déroule dans une cellule de la prison souterraine de Gayrettepe, à Istanbul, trois niveaux sous terre. Son plan est reproduit sur la première page du roman. Quatre hommes sont là, recroquevillés dans un cachot étroit et glacial. Un médecin, un barbier, un étudiant et un vieil homme pansent leurs plaies et se confient les uns aux autres, sans dévoiler les secrets qui pourraient les mettre en danger. Pour passer le temps et oublier où ils sont, les prisonniers se racontent des histoires.
“On n’avait jamais vu de telles chutes de neige à Istanbul, commence le roman. Alors que deux religieuses quittaient l’hôpital Saint-Georges de Karaköy (quartier historique de la ville – nda) au milieu de la nuit et se dirigeaient vers l’église Saint-Antoine pour y porter une mauvaise nouvelle, les gouttières regorgeaient d’oiseaux morts (…) A l’approche de la tour de Galata, la jeune dit à l’autre qu’un homme les suivait depuis la montagne de la côte.” C’est le “Premier jour, raconté par Demirtay l’Etudiant”, comme l’indique le titre du chapitre.
“Le départ était certain, le retour moins sûr”
En relisant les lignes de ce livre écrit il y a trois ans, on pense à ce que des amis nous ont raconté la veille, ces deux jeunes filles arrêtées dans l’est du pays par un mouchard qui les a entendues, dans un bus, se moquer du Président Erdogan. L’homme est allé trouver la police pour les dénoncer. L’écrivain opine de la tête quand on lui fait remarquer à quel point cette anecdote rejoint la fiction de son livre. Un cercle vicieux où l’histoire ne fait que se répéter, dans une sorte de cauchemar bien réel.
“Fiston, tu ne changerais pas l’histoire et tu ne nous raconterais pas quelque chose de sympa ? Déjà qu’on est frigorifiés ici, bordel, ça te suffit pas qu’on se les gèle sur du béton, il faut encore que tu nous racontes des histoires de neige et de tempête.” Le narrateur est interrompu dès la page 3 par Kamo Le Barbier, un autre individu jeté là sans que l’on sache quel crime il a commis. Bientôt, la porte de fer s’ouvrira et l’un d’entre eux sera conduit à la torture. “On a ramené nos pieds froids les uns sur les autres, poursuit l’étudiant depuis sa cellule. On a essayé de profiter d’une dernière chaleur commune. Le départ était certain, le retour moins sûr.”
Sönmez a écrit ces pages d’expérience. Sa première arrestation remonte à 1984, lors d’une manifestation pour la démocratie. Il fut alors, tout comme on le lit dans son roman, soumis aux interrogatoires, forcé à regarder des hommes et des femmes se faire mutiler jusqu’à en mourir. “Tandis qu’on dépeçait mes chairs, constate le narrateur-étudiant, qu’on m’écrasait les os, je faisais continuellement connaissance avec une nouvelle douleur. Les interrogateurs se moquaient : ‘Tu te prends pour Jésus sur la croix ?’ J’étais attaché à une poutre épaisse, les bras étendus de chaque côté. J’étais suspendu en l’air. Sous mes pieds, le vide, et une hauteur infinie à partir de mes bras. J’étais le point immuable du ciel, la terre et les étoiles tournaient. Je tâchais de me connaître moi-même dans la douleur.”
“Il est mort ! C’est bon, on peut le laisser !”
Se connaître soi-même dans la douleur. L’écrivain explique y avoir longuement pensé après ce qu’il nomme le “tournant de (sa) vie”. En 1996, devenu avocat et militant des droits de l’homme, il se fait tabasser par la police un soir dans la rue, à Ankara. Laissé pour mort sur le bitume. “Je me souviens de leurs cris : ‘Il est mort ! C’est bon, on peut le laisser !’” Les yeux dans le vague, il porte sans s’en rendre vraiment compte la main à son front, où l’on peut encore apercevoir les séquelles de ses blessures.
Il évoque son réveil à l’hôpital, les traumatismes corporels et psychiques profonds, des séjours en hôpital psychiatrique, enfin ce traitement qu’il trouva à Londres, grâce à l’association Freedom for Torture. Dix années d’exil en Angleterre (tandis qu’il était, en Turquie, condamné à cinq ans de prison pour avoir critiqué les exactions de l’armée turque dans la région kurde du pays). C’est dans cette chambre d’hôpital qu’il a commencé à écrire, à trouver un sens nouveau, inespéré, aux mots. “Entre deux médicaments, quand je ne regardais pas la télé, je lisais et je prenais des notes.”
Les aventures extraordinaires de la Constantinople d’hier et celles de l’Istanbul d’aujourd’hui
“En réalité, elle est longue cette histoire, mais je vais faire court”, indique fréquemment Demirtay l’étudiant dans Maudit soit l’espoir. Le romancier répète cette phrase pour signifier qu’il ne veut pas trop s’étendre sur son sort. Il préfère parler de ce troisième roman, le premier traduit en France, qu’il présente surtout comme une déclaration d’amour adressée à Istanbul. Car tandis qu’ils vivent l’enfer dix mètres sous terre, ayant perdu toute notion du temps, tout repère, les quatre voisins de cellule continuent de rêver de la ville du dessus.
Leurs récits se mêlent les uns aux autres, se nourrissent et, comme dans Les Villes invisibles d’Italo Calvino, créent un monde imaginaire plus beau que la réalité. Les aventures extraordinaires de la Constantinople d’hier et celles de l’Istanbul d’aujourd’hui. Une ville rêvée, fantasmée dans laquelle ils se projettent. Ils s’imaginent sur le toit de leur restaurant préféré, trinquant et roulant des cigarettes, à dix mille lieues de leur cachot glacial, de la mort qui les attend derrière la porte.
Inspiré directement du Decameron de Boccace
Quand Küheylan est interrogé par les tortionnaires, il leur parle de la beauté de sa ville : “Pendant deux semaines, ils ont ouvert devant moi une carte d’Istanbul, m’ont demandé tour à tour l’adresse du contact et son nom, ils voulaient que je leur désigne le quartier et la rue. Je leur ai raconté des choses connues. Je leur ai parlé des débarcadères aux bâtiments de bois d’Istanbul, de ses gratte-ciel en verre et de ses jardins d’arbres de Judée.”
Maudit soit l’espoir regorge d’histoires plus merveilleuses les unes que les autres. Un père se fait passer pour son fils afin de se faire arrêter à sa place ; un homme se confronte au loup, en pleine nature, le temps d’une nuit, et comprend que l’animal ne veut pas le dévorer mais “ajouter du temps au sien” ; une baleine blanche, semblable à Moby Dick, entraîne les marins stambouliotes à leur perte. La prison souterraine sera même assiégée un soir (est-ce un rêve ? la réalité ?) par les compagnons de lutte des malheureux.
Le roman s’inspire explicitement du Decameron, cité par nos quatre narrateurs qui, comme les jeunes Florentins tenus à l’écart de leur ville par une épidémie de peste dans le livre de Boccace, se racontent des histoires fantastiques, oniriques ou érotiques pour oublier leur funeste destin. Sönmez cite aussi comme source d’inspiration les philosophes de l’urbanité, Walter Benjamin, Henri Lefebvre, David Harvey et son ambition de “changer notre rapport à la ville”.
“Changer la position du miroir”
Deux Istanbul se confrontent dans le livre : la ville du dessus, celle où l’on se trouve en ce moment, et l’Istanbul du dessous, la ville de l’ombre, “capitale de la douleur”. Son roman tâche de “changer la position du miroir” : plus que nous, lecteurs, observant ces malheureux avec notre compassion évidente, ce sont eux qui nous regardent, d’en bas, amusés par nos petits tracas absurdes.
L’écrivain dresse enfin un réquisitoire contre ceux qui, aujourd’hui, transforment sa ville chérie en une sorte de musée d’un passé glorieux et révolu et “disent aimer l’Istanbul du passé, tout en détruisant l’Istanbul actuel”. Ces “capitalistes conservateurs” comme il les nomme, pour désigner les oligarques et ploutocrates au pouvoir.
“Cette ville, ce n’est pas nous qui l’avons construite. Nous nous sommes trouvés en elle. Ce n’est pas nous qui la tuons”
Il évoque la place Taksim, où se déroula il y a quelques années la révolte de Gezi à laquelle il prit part chaque jour pendant un mois, et où se construit aujourd’hui une gigantesque mosquée, comme une revanche prise par le pouvoir en place sur la Turquie kémaliste et laïque.
Kamo le Barbier raconte à un moment l’histoire d’Adaza, architecte devenu SDF et ivrogne, tant il ne pouvait supporter la façon dont sa ville s’était métamorphosée. “Mes frères sans abri ! s’écrie-t-il. Cette ville, ce n’est pas nous qui l’avons construite. Nous nous sommes trouvés en elle. Ce n’est pas nous qui la tuons. Il n’existe pas de sortie, ceux qui nous ont précédés ont brûlé les bateaux.”
“Un jour ou l’autre, la nature répressive de l’Etat refait surface”
Quant à la situation politique de son pays, comme Burhan Sönmez l’affirme, “rien ne change en Turquie de ce point de vue-là. Un jour ou l’autre, la nature répressive de l’Etat refait surface.” A l’heure où l’on achève d’écrire son portrait, on s’inquiète néanmoins pour lui. Ce matin, à l’aube, onze membres éminents de l’Association des médecins de Turquie ont été arrêtés chez eux pour avoir signé il y a quelques jours une pétition pour la paix entre les Kurdes et les Turcs. Cela pourrait lui arriver demain.
On se souvient alors de ce qu’il nous confiait, au détour d’une phrase, sans insister, quand on l’interrogeait sur son choix de rester malgré tout dans son pays: “Je suis prêt.” Comme tant de voix dissidentes aujourd’hui ici, l’écrivain a sans doute sa valise à portée de main. Au cas où ils viendraient, une fois de plus, l’arrêter.
Maudit soit l’espoir (Gallimard), traduit du turc par Madeleine Zicavo, 288 p., 22,50 €
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