En chroniquant la mutation d’une morgue en boîte de nuit clandestine, Bruce Bégout interroge la place de la mort dans la société du spectacle et des loisirs et clôt son cycle de l’angoisse. Sinistre et sublime.
“Je crois que cette fois-ci, je suis allé jusqu’au bout de l’angoisse”, constate Bruce Bégout. Il aura fallu sept études philosophiques, cinq essais et autant de fictions étranges et inquiétantes, pour que l’auteur, l’un des plus singuliers du paysage littéraire hexagonal, atteigne son point d’incandescence horrifique.
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Aujourd’hui, On ne dormira jamais, roman-somme d’une œuvre expérimentale où s’imbriquent échos de phénoménologie, ambiances ballardiennes et hallucinations fantastiques, clôt ce que Bégout appelle son “cycle des fantaisies malsaines”. Une quadrilogie postgothique amorcée en 2009 par le petit recueil de nouvelles Sphex (Allia), prolongé du roman d’anticipation concentrationnaire Le ParK (Allia, 2010) puis augmenté de L’Accumulation primitive de la noirceur (Allia, 2014), conçu comme une galerie de fêlés sublimés.
Fiction déjantée
Désormais complété par l’opus le plus romanesque de tous, l’ensemble prend la forme d’un labyrinthe de fiction où se croisent des héros marginaux perdus dans des culs-de-sac suburbains et devenus les jouets de nos pathologies contemporaines. Miroir déformant d’une société postmoderne polarisée à l’absurde par la mort et les loisirs.
La littérature de Bégout est d’abord une littérature de lieux. Communs, flippants, périphériques : motels, parkings, aires d’autoroute ou parc d’attractions. Espaces déshumanisés produits par l’époque et dont l’auteur fait le laboratoire de sa fiction déjantée.
Ici, une morgue baptisée “L’Hôtel” en référence assumée à King et Kubrick. Un cube de béton monumental percé de meurtrières. Un bâtiment à l’écart de la ville et aux dimensions aussi gigantesques qu’inconnues (en expansion ?), ligne d’arrivée des destins foudroyés.
Fêtards du désespoir
Mais bientôt, alors qu’un mal inconnu décime les alentours et surcharge les chambres froides, L’Hôtel devient aussi un clapier pour lapins nains et surtout une boîte de nuit clandestine – le KluB – rendez-vous branché des fêtards du désespoir, point de rencontre du morbide et du mignon, du glauque et du glamour, de la mort et de la vie. “Une condensation du pire et du meilleur. Une galerie vivante de tableaux barbares. Une façon de retourner la cruauté en plaisir. Quelque chose de pourri et de nourrissant (…), un espace clos, indépendant, expérimental, une zone endémique où la clôture ferait s’épanouir toutes les potentialités sauvages de la sensibilité.”
“Les morts seuls font de l’existence autre chose qu’un simulacre. Ce sont eux qui nous rattachent au réel”
Bruce Bégout nous confie que ce sont les danses macabres du Moyen Age qui lui ont inspiré le roman. Ces fresques menaçantes que l’on peignait sur les cloîtres, les ossuaires, les charniers et l’intérieur des églises. La Mort y était représentée dansant la farandole avec le peuple des vivants, sans distinction de classe, de sexe ou de morale.
Dans son KluB, variation littéraire de ces peintures funèbres, le succès des bacchanales aux relents de formol tient de cet ensorcellement mortifère que confère la possibilité de côtoyer les macchabées. “Les morts seuls font de l’existence autre chose qu’un simulacre. Ce sont eux qui nous rattachent au réel, nous lestent d’un poids ontologique. C’est pourquoi l’époque qui procède à leur abandon, en les cachant, en les repoussant, en les supprimant, prépare sa propre perte”, écrit Bégout.
Car ici, le rapport à la mort qu’entretient notre société sert de pivot au récit. L’auteur nous raconte que juste après les attentats du Bataclan, alors en pleine écriture du roman, il été frappé par la phrase d’un survivant : “C’est la première fois qu’on était au milieu des morts.” Fulgurance tragique qui entre alors en résonance avec le cœur de son projet : “Le monde moderne avait effacé cette présence millénaire, il avait décrété la mort obscène.”
Apothéose d’audace, de fantaisie et d’effroi
Dès lors, tout l’enjeu du livre, nous dit Bégout, consiste à réfléchir à la possibilité de “retrouver un rapport sain à la mort, qui ne soit ni dans l’aseptisation, ni dans l’exaltation romantique”. Comment ? Pour le promoteur du KluB, héros méphistophélique et produit vicié d’une époque dont les mécanismes du divertissement exacerbent sans cesse la mise en scène du malsain et le spectacle de l’horreur, la réponse est glaçante : “En mêlant les morts et les vivants, en les associant dans des fêtes, des spectacles, des expositions, des veillées.”
Tout autant chronique sociale, conte philosophique, thriller hypnotique et farce macabre, On ne dormira jamais vient clore dans une apothéose d’audace, de fantaisie et d’effroi une saga aussi vertigineuse qu’obsessionnelle.
Et si le roman se lit comme la conclusion délirante d’une dissection au scalpel des pathologies de la société et de son humanité mutante à la décomposition annoncée, il est aussi une ode puissante au romanesque qui exalte et sublime à l’excès les potentialités de la fiction. Bref, “un pur délire baroque fantastique”, comme dirait Bégout.
On ne dormira jamais (Allia), 272 pages, 12 €
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