Neuf ans après Suite(s) impériale(s), Bret Easton Ellis crée la surprise avec un essai polémique contre le politiquement correct. Comme une réaction à ceux qui exigeaient le boycott d’American Psycho en 1991, White est un plaidoyer pour la primauté de l’esthétique sur l’idéologie. Rencontre chez lui à West Hollywood.
“Oh Bret, il est réactionnaire”, nous dit en souriant Todd, le jeune compagnon de l’écrivain, entre deux parties de jeu vidéo, tandis que Bret Easton Ellis pose nonchalamment pour la couverture des Inrocks dans leur appartement minimaliste de West Hollywood. “Vous voulez dire qu’il… réagit ?, demande-t-on un peu étonnée, ou qu’il est conservateur ?” Todd ne se démonte pas : “Conservateur.” Pas sûr qu’il ait vraiment raison, mais après tout c’est de bonne guerre, le pauvre Todd, la trentaine, apparaissant souvent dans le nouveau livre d’Ellis comme le représentant de cette génération “snowflake” (comme l’écrivain l’avait déjà épinglée dans un article), des millennials surprotégés par leurs parents et “woke”, aux réactions trop hystériques contre Trump, et dont la seule façon de percevoir l’art – films, livres, etc. – passe par un prisme idéologique plutôt qu’esthétique. Alors qu’on croyait avoir définitivement perdu l’un des meilleurs auteurs américains, trop occupé à tweeter, écrire des scénarios (sans les voir se réaliser), tourner une websérie, The Deleted, ou enregistrer ses podcasts, Bret Easton Ellis crée la surprise en revenant avec un essai stimulant.
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White est une charge contre ce qu’il définit comme le terrorisme du progressisme aux Etats-Unis, un pamphlet pour la liberté d’expression contre les conditions de parole qu’une certaine “culture d’entreprise” et une volonté d’être likable (et likés, comme dans les réseaux sociaux) imposent aux êtres. Entre mémoires – les pages sur son enfance et l’écriture, de son premier roman à American Psycho ou Suite(s) impériale(s), sont les plus belles –, obsessions (Richard Gere, Joan Didion, les Oscars..), répulsions (David Foster Wallace, les libéraux américains…), tweets (attaques contre le film Moonlight, Kathryn Bigelow ou la représentation des gays), théories (sur l’effet des réseaux sociaux sur nos psychés), White surprend, détonne, par sa forme hétéroclite comme par son propos. Pas sûr qu’on soit d’accord sur tout avec lui, mais on est comme lui, pour le débat d’idées. Et puis il faut reconnaître à Ellis un certain panache pour se ficher de tout et surtout de ce que l’on pense de lui. Notamment en terres hollywoodiennes où aucune parole ne doit déroger à une certaine doxa adoubée par les studios.
Tout en survêtement noir, il nous entraîne dans son bureau, et nous demande d’abord si ça ne nous ennuie pas s’il enregistre l’entretien lui aussi. Il semblerait vraiment qu’en ce moment, on n’est jamais trop prudent aux Etats-Unis.
Pendant des années vous aviez l’air très accro à Twitter, et maintenant vous le dénoncez dans White. Que s’est-il passé ?
Bret Easton Ellis — C’est pour les besoins d’un article que je me suis inscrit sur Twitter. Je ne peux pas dire que je suis devenu accro, mais cela m’a amusé, surtout d’y être un bad boy, d’y dire des choses scandaleuses, et de voir les réactions qui devenaient folles. J’ai tweeté au sujet de la mort de Salinger : “Hourrah, il est enfin mort, on est libres, je fais une fête ce soir !” et l’attention que j’ai reçue était démente. Il y avait des gens qui trouvaient ça hilarant, d’autres qui étaient scandalisés, mais à l’époque c’était équitablement divisé. Pas comme aujourd’hui, où les réactions sont devenues à 100 % irrespectueuses. Donc j’ai continué pendant des années à tweeter des commentaires sarcastiques, de la critique, des opinions que je savais provocatrices. Par exemple, j’avais aussi tweeté quelque chose comme : “Alice Munro n’aurait pas dû gagner le prix Nobel de littérature, c’est juste une Canadienne surestimée.” Waouh, ce tweet ! Il a été retweeté par le monde entier. Je pensais vraiment qu’elle était surestimée, d’ailleurs je n’ai jamais tweeté quelque chose que je ne pensais pas. J’ai commencé à remarquer qu’avoir une opinion m’attirait de plus en plus d’ennuis, que ce soit au sujet d’un film ou d’une réalisatrice (mon tweet sur Kathryn Bigelow) ou la représentation des gays au cinéma et à la télé. Le scandale a commencé à prendre le dessus. En fait, Twitter était en train de devenir un lieu où les gens sont supposés montrer qu’ils sont aimables, qu’ils sont bons, comme s’ils disaient : “Regardez comme je suis sensible.” Et je n’aime pas ça du tout – ni en art ni dans les livres ou les films. Twitter a cessé d’être drôle pour devenir oppressant : il faut y policer son langage et ses opinions. Maintenant je ne m’en sers que pour mon travail.
« C’est une génération qui croit que l’idéologie est le message, donc celle-ci doit forcément être très positive, optimiste. Ils ne peuvent pas voir la métaphore »
Vous aimez provoquer tant que ça ?
Je tweetais souvent la nuit, après avoir bu plusieurs verres, pour moi ce n’était pas très profond et ça me semblait éphémère. L’idée d’être un provocateur ne me semble pas très intéressante. La grande majorité de mes tweets étaient des opinions sur un film, une chanson, des blagues au sujet d’American Psycho 2, des choses assez légères. Et je ne pensais vraiment pas que dire ce que j’ai dit sur Alice Munro provoquerait un tel scandale, car je ne suis pas quelqu’un qui se scandalise facilement des propos des autres. Sauf, bien sûr, ceux des libéraux, qui m’exaspèrent en ce moment, même si je vis avec l’un d’entre eux ! (rires). Todd est beaucoup plus énervé par la droite que je ne le suis en ce moment – entre nous, je ne suis pas si énervé que ça par la gauche non plus. En fait, je suis plus vieux. En ce qui concerne mon travail, je n’écris pas pour provoquer. Quand j’écris un livre, ma littérature vient d’un endroit très pur en moi… En écrivant American Psycho, j’ai vite compris que ce ne serait pas un roman commercial. Ma maison d’édition pensait que ça le serait, puisqu’il s’agissait d’un serial killer à Wall Street. Mais quand ils ont eu le livre, leurs réactions étaient : “Où est le détective ? Où est la fille ? Pourquoi il n’est pas tué par le flic à la fin ?” Ils attendaient un thriller traditionnel. Ils étaient horrifiés. Or écrire ce livre pendant trois ans a été quelque chose de très personnel. Si j’avais seulement voulu provoquer, je l’aurais écrit en trois semaines juste pour choquer. Vous savez, Glamorama m’a pris huit ans. On ne passe pas huit ans de sa vie sur un livre pour essayer de choquer les gens. Et je suppose que ce roman est en partie une réaction à beaucoup d’autres fictions. Je voulais faire les choses d’une façon différente, approcher mon matériau et mon personnage et le roman lui-même d’une autre façon. Je me rappelle très clairement au collège, dans les ateliers d’écriture, quand je présentais ces histoires qui étaient très minimalistes, pleines de sexe et de violence et non résolues à la fin, mes professeurs étaient très inquiets. Ils me disaient : “Tu ne peux pas écrire des nouvelles comme ça.”
American Psycho a reçu des réactions violentes, dont des demandes de boycott, vous avez été haï, insulté. Pourtant, aujourd’hui, c’est l’un des rares romans américains qui pourrait prétendre à une postérité…
Je n’en suis pas si sûr. La jeune génération, aujourd’hui, voit et lit des choses dans des films et des livres qui m’étonnent et font tomber pas mal de statues aux Etats-Unis. J’ai lu un article très perturbant écrit par un millennial sur le film Taxi Driver de Martin Scorsese, disant qu’il s’agissait d’une glorification du mouvement “incel” (involuntary celibates). Si en regardant Taxi Driver, qui est un chef-d’œuvre cinématographique, tout ce que vous voyez c’est que Robert De Niro est un personnage politiquement incorrect qui ne devrait pas être dans ce film, que ce film le glorifie car il en est la star, et dès lors glorifie le mouvement “incel”, alors qu’est-ce que vous direz d’American Psycho ? C’est une génération qui croit que l’idéologie est le message, donc celle-ci doit forcément être très positive, optimiste. Ils ne peuvent pas voir la métaphore. Je me demande ce qu’ils garderont. Dans Hamlet, il y a meurtre, infanticide… Dans Macbeth, il y a le meurtre d’enfants… J’imagine que les textes de Toni Morrison doivent aussi avoir des trigger warnings – c’est ce qu’ils font dans les collèges maintenant ! C’est une longue réponse à votre question… Parfois je me demande ce qui va être le canon ici en Amérique, et j’espère que cela n’est pas en train d’atteindre l’Europe.
« Il faut se souvenir que ce sont les institutions libérales qui ont essayé de faire interdire American Psycho«
Diriez-vous que les réactions violentes à American Psycho, publié en 1991, ont été les premiers symptômes de cette lecture idéologique de l’art ?
C’est la culture d’entreprise qui a détruit American Psycho dans ma maison d’édition. Celle-ci était détenue par un groupe, Gulf + Western, qui comprend Paramount Pictures et aussi Simon & Schuster et beaucoup d’autres sociétés. A Simon & Schuster, ma maison, il y avait eu quelques plaintes, certaines personnes n’aimaient pas le livre, mais mon éditeur le défendait et il allait être publié. Mais en 1990, le fait de devoir être “correct” était en train d’apparaître dans les médias. Vous aviez la vidéo de Madonna qui ne pouvait pas être diffusée avant minuit, l’expo Mapplethorpe allait être censurée par Jesse Helms, il y avait des autocollants “warning” sur des CD de rap. American Psycho est tombé en plein dans ce moment où il y avait ce grand rejet des artistes qui s’exprimaient d’une façon dite “négative” et “malsaine”. Depuis, je suis devenu un grand défenseur de la liberté d’expression, et je suis contre les institutions libérales, car il faut se souvenir que ce sont les institutions libérales qui ont essayé de faire interdire American Psycho. C’étaient les féministes, les libéraux, les médias, le New York Times…
https://youtu.be/TdoKiuH2ffo
Pas les conservateurs ?
Les conservateurs ne s’intéressent pas vraiment à ça. Non, c’était la gauche. Ceux qui ont attaqué American Psycho ne pouvaient pas comprendre, encore une fois, qu’il s’agissait d’une métaphore, et ils ont cru que décrire la misogynie, c’était être misogyne soi-même. Les gens se sont finalement calmés, la décennie des années 1990 a été assez folle, et puis le 11-Septembre est arrivé. Et ça, ça a été cataclysmique : ça a altéré pour toujours la perception qu’avaient les gens de leur sécurité. Et tout a recommencé.
Ce que l’on découvre dans White, c’est que vous aviez d’abord écrit American Psycho sans la violence et les scènes de meurtre. C’était avant tout un livre sur une certaine société ?
Au départ, cela devait être un roman plus traditionnel. Il n’y avait pas de pornographie, ni de violence. Je me souviens très bien du moment où ça a changé : j’étais au restaurant avec cinq mecs de Wall Street, et en les écoutant parler, tout d’un coup, j’ai réalisé que Patrick Bateman serait un serial killer. Je ne sais pas du tout comment cette idée a surgi en moi. Et alors, le livre a entièrement changé. J’ai intégré des scènes de violence quelques semaines avant de le finir, parce que le livre était structuré de telle façon que je pouvais vraiment le compartimenter. Il était fait de tellement de strates : il y avait les vêtements, la musique, les restaurants, toutes ces parties qu’il fallait ajuster entre elles, et je pouvais me dire : “OK, il y a six scènes de violence, la première doit être placée ici ou là, etc.”
Ce qui a échappé à beaucoup de monde, c’est l’humour d’American Psycho, son côté satirique. Au fond, êtes-vous un moraliste ?
Je déteste dire que j’en suis un. Je préfére dire que je suis un immoraliste. Quand j’étais plus jeune, et que ça comptait plus pour moi, je pouvais dire des trucs comme “je suis un moraliste”. La publication d’American Psycho a été un tel choc que cela m’a changé. Et ça m’a aussi effrayé. J’ai alors très peu confié à quel point ce roman avait été basé sur moi et sur ma vie – je disais qu’il était inspiré par mon père. Ce qui n’est pas faux non plus.
Dans White, vous semblez totalement apolitique. C’est arrivé en vieillissant ?
Non, je n’y ai jamais cru. Je pense que ne pas être engagé politiquement a à voir avec le fait d’être un homme blanc à l’aise dans la société. Cela dit, tant de Blancs de mon âge sont engagés. J’ai vécu ma première longue relation avec un avocat de Wall Street passionnément engagé : il écrivait des speechs pour les démocrates. Etre avec lui m’a fait approcher la politique pour la première fois et j’ai détesté ça. Je ne pouvais pas comprendre que les gens puissent s’y intéresser autant, qu’ils ne voient pas la vie à travers une perspective absurde, ironique, car le système politique me semble absurde. Ce qui m’a intéressé en 2015 avec cette dernière élection, c’est la façon dont elle a été couverte par les médias. En fait, ce qui s’est passé dans ce pays, c’est que cette élection a forcé tout le monde à prendre parti, à être labellisé comme ceci ou cela qu’ils le soient ou non – et cela vous arrive surtout si vous ne critiquez pas assez Trump. Si vous ne le critiquez pas assez, c’est que vous soutenez le trumpisme, et vous devenez un problème, vous ne faites pas partie de la “résistance”. Et c’est dommage car je ne pense pas que ce soit juste. Et je dois avouer qu’il y a quelque chose chez Trump qui ravit l’absurdiste en moi.
Parce que Donald Trump est absurde ?
Est-il plus absurde qu’un politicien que je trouve complètement absurde ? Trump, d’une certaine façon, comparé à Washington, n’est pas absurde. Washington l’est ! C’est quelque chose de difficile à entendre pour des gens comme Todd, mon petit ami, mais nous avons eu 63 millions de gens qui ont voté pour lui, et je crois que ce chiffre sera plus élevé la prochaine fois.
Vous aviez choisi de faire de Trump l’idole de Patrick Bateman, que pensiez-vous de lui alors, et qu’en pensez-vous maintenant ?
Que c’était un bouffon. Je ne pouvais pas croire qu’autant de gens y croient. Tous les mecs que je connaissais à Wall Street aspiraient à devenir Donald Trump. J’ai trouvé marrant de faire de Trump la figure paternelle que Patrick Bateman n’a pas – car il n’a pas de père. Je trouvais hilarant de parsemer le texte de constantes références à Trump. Et la dernière référence devient plus sombre car Bateman regarde la Trump Tower au moment où il perd la tête, et il se tient devant, levant les yeux vers la façade dorée où se reflète le coucher de soleil et il se met à penser à tuer des Noirs. C’est ce que je ressentais au sujet de Donald Trump en 1988. Je pense différemment aujourd’hui, car je suis plus vieux et que j’ai cette vision absurde de la politique. Trump s’en fiche de la “résistance”. Il fera ce qu’il veut, et tout ce que vous, vous avez à faire, c’est de voter contre lui pour le faire sortir de la Maison Blanche aux prochaines élections. Jusque-là rien n’a marché contre lui. Vous pouvez vous mettre en colère, vous pouvez aller chercher Stormy Daniels (actrice porno qui aurait eu une liaison avec Donald Trump – ndlr), et d’autres… Ça n’a pas marché. Ce qui m’inquiète, c’est que l’hystérie anti-Trump finisse par jouer en sa faveur en 2020.
Mais vous allez voter la prochaine fois, ou toujours pas ?
Je n’arrive pas à m’imaginer m’inscrire pour voter. Mais c’est le signe de la génération X, qui est en quelque sorte désengagée, cynique, qui ne croit pas dans les valeurs du système.
Pourquoi avez-vous intitulé le livre White ? Vous ne pensez pas que ça va créer des malentendus ?
Est-ce une raison pour que je n’intitule pas mon livre comme je le veux ? Le titre original était White Privileged Male, et c’était juste une blague, un titre de travail. Mais mon éditeur ne l’aimait pas, il trouvait que c’était trop “ah ah”, et que ça n’allait pas avec le livre parce que le livre est plutôt sérieux. Et lui, qui est passionnément engagé à gauche, a proposé de l’intituler White. On parlait beaucoup ensemble de Joan Didion et de son livre The White Album, son recueil d’essais qui est mon préféré. Je voulais un titre avec le mot “white”, la “white decade”, quelque chose qui ferait écho au titre de Didion. White est une sorte de déclaration de neutralité, de simplicité, de calme. Quand nous avons conçu la couverture, nous avons beaucoup parlé de cette notion de l’homme blanc qui disparaît, voilà pourquoi le mot “white” s’y efface peu à peu. Car on ne peut pas nier que c’est un livre écrit du point de vue d’un Blanc. Nous avons eu des discussions à ce sujet. Certains, au sein de la maison d’édition, avaient peur que ce soit mal compris, mais le contenu du livre ne porte pas sur les questions de races. Et je ne pense pas que les types d’extrême droite et les suprémacistes blancs vont aimer ce livre, car beaucoup de choses, comme mon attirance pour Richard Gere, ou mon amour pour Joan Didion, ne sont pas du tout leur truc.
C’est si triste que l’homme blanc privilégié disparaisse ?
Non, ce n’est pas si triste et c’était à prévoir, ça allait arriver et c’est en train d’arriver. On peut se lamenter, être sentimental à ce sujet, mais pour tout vous dire, je ne suis pas un fan de l’homme blanc privilégié. J’ai passé ma carrière à écrire des romans se moquant de lui et le tournant en ridicule, parce que je suis le fils d’un homme blanc privilégié, qui m’a quasiment détruit à cause de toutes ses névroses d’homme blanc privilégié. Et je ressens cela encore aujourd’hui, je ressens encore la douleur de son patriarcat, de tout ce qu’il revendiquait si chèrement dans le fait d’être un homme blanc privilégié en Amérique, alors que je ne l’étais vraiment pas. J’avais la fibre artistique, j’étais sensible, introspectif, je n’aimais pas le sport, le business non plus. Et je pense que très tôt, il a été déçu et il a arrêté de s’intéresser à moi. Il m’a complètement ignoré, ou alors il était furieux contre moi, de façon irrationnelle.
Quel âge aviez-vous quand ça a commencé ?
J’avais 5 ans. J’étais gay, et il l’a ressenti. Son comportement m’a fait du mal, mais je n’ai jamais voulu me servir de cette souffrance pour me victimiser. Au lieu de l’infliger au reste du monde en hurlant que j’étais une victime, j’ai utilisé cette douleur pour faire de l’art, écrire des livres. Ça a été le moyen pour moi d’exorciser mes problèmes avec mon père. Je suis une victime de sa négligence : OK, faisons-en quelque chose… un livre, un disque. C’est ce qu’on devrait faire plutôt que de passer notre temps à nous plaindre de nos parents. J’ai pardonné à mon père en écrivant Lunar Park. Ça a été une forme d’expérience mystique : quand j’ai écrit les trois dernières pages du livre, j’ai ressenti un poids s’évaporer, et toute ma peur, ma douleur et toutes les choses dont je le blâmais se sont changées en sympathie, en empathie pour lui. En somme, oui, laissons d’autres personnes que l’homme blanc privilégié prendre le pouvoir. Mais soyons sûrs qu’ils ont du talent et savent ce qu’ils font, c’est tout ce que je demande. Ne remplaçons pas juste pour remplacer.
Votre crainte, c’est que l’idéologie triomphe de l’esthétique ?
C’est en train d’arriver.
Vous aviez tweeté contre Kathryn Bigelow quand elle a reçu l’Oscar en 2010 pour Démineurs, disant qu’elle est une réalisatrice moyenne et qu’elle n’a eu l’Oscar que parce que c’est une femme et une femme sexy. Or, depuis sa fondation en 1929, l’Académie n’avait récompensé que des hommes réalisateurs, et franchement, il n’y avait pas que des chefs-d’œuvre dans la liste. Ne se récompenser qu’entre hommes blancs, n’est-ce pas aussi une forme d’idéologie ?
Oui, c’est très juste. Cela tient au fait que, depuis sa création, ce pays a été un patriarcat. Et Hollywood en est un aussi. Et c’est malheureux qu’à cause de ce patriarcat les plus grands réalisateurs du XXe siècle aient été des hommes : ils avaient des opportunités, ils avaient l’argent, l’accès au cinéma, et donc il se trouve qu’ils ont créé cette grande forme d’art. C’est dommage qu’il y ait eu si peu de femmes. Bien sûr, Leni Riefenstahl est une meilleure réalisatrice que les dix derniers réalisateurs à avoir reçu l’Oscar, mais c’est difficile à dire… Sauf qu’en fait D. W. Griffith, Sergueï Eisenstein et Leni Riefenstahl ont inventé le vocabulaire cinématographique tel qu’on le pratique encore aujourd’hui. Je vois beaucoup de films, j’en ai vu 200 l’année dernière, et je dois dire que c’est l’année où j’ai vu le plus de films dirigés par des femmes. Mon tweet contre Bigelow était davantage une réaction contre la canonisation de la représentation. Je pense qu’en 2004, Sofia Coppola aurait dû recevoir l’Oscar pour Lost in Translation. Or son film était fait d’un point de vue féminin. Alors que Démineurs aurait pu être fait par un homme.
Vous avez aussi tweeté contre le film Moonlight pour les mêmes raisons : dénoncer un prix donné pour, d’après vous, des raisons idéologiques plus qu’esthétiques. Nous traversons un moment dans l’histoire où il est important de changer les représentations culturelles pour faire changer le monde. Vous ne le pensez pas ?
C’est tout à fait vrai. Cela m’agace, mais en même temps je le comprends. Je suis bien sûr conscient qu’il est nécessaire d’en passer par là pour en arriver à plus d’égalité, mais d’un autre côté, la vie est injuste, les gens beaux ont plus d’opportunités que des gens moins attirants, il y a des gens riches et d’autres pas… Bref, c’est encore ma perception absurdiste des choses.
Que pensez-vous de MeToo ?
Je pense que MeToo est arrivé à cause de l’élection de Trump. Si Hillary Clinton avait gagné, ça n’aurait pas été le cas. Chaque homme blanc est devenu comme une extension de Trump. Je pense que cela a détruit ce mouvement.
Vous écrivez que nous vivons dans une sorte de “culture d’entreprise” qui nous transforme en “réplicants”…
Aujourd’hui, les Etats-Unis sont un pays où vous pouvez vous faire virer pour un tweet ou à cause de quelque chose que vous avez dit dans une interview. A Hollywood maintenant, c’est très inquiétant, car bientôt il ne va y avoir qu’une seule compagnie qui contrôlera toute l’industrie. Quand 20th Century Fox va être aspiré par Disney, Disney dirigera 90 % de ce qui va être fait. Sony, je crois, va être absorbé également. Et il n’y aura plus qu’une seule entreprise, qui va décider quel TV show tuer, ou quel réalisateur envoyer en prison…
« Le rebelle gay me manque. On ne le voit plus, sauf dans certains lieux comme la pornographie, où l’on trouve une représentation très juste de l’homosexualité et de la baise homosexuelle »
Vous avez été banni de la communauté gay de L.A., pourquoi ?
Parce que sur Twitter j’ai fait des blagues au sujet de la représentation gay, du fait qu’il fallait toujours être le meilleur ami gay, comme dans la série Will et Grace, ou caricatural et flamboyant. Ça a rendu dingue des mecs qui me répondaient : “Vous ne vous rendez pas compte, Will et Grace est le show le plus important pour les gens et la représentation des gays, blablabla…” Ce qui semble le plus important pour eux, c’est d’être mariés ! Ces gays ont été influencés par la société hétéro. Or, le rebelle gay me manque. On ne le voit plus, sauf dans certains lieux comme la pornographie, où l’on trouve une représentation très juste de l’homosexualité et de la baise homosexuelle. Que se passe-t-il dans une société quand il n’y a plus rien contre quoi se rebeller ? Ce qui me manque, c’est l’idée d’une société qui créerait des gens comme Robert Mapplethorpe ou Tennessee Williams… Bien sûr que l’égalité est importante, mais je n’aime pas l’idée que les gays aient besoin d’être complètement incorporés à une société patriarcale. Pour moi, le film qui marque un grand pas dans la représentation gay aujourd’hui, c’est Call Me by Your Name de Luca Guadagnino. Il n’y a aucune idéologie, il n’y a pas de sida, pas de victimes. Il ne s’agit que d’une grande histoire d’amour le temps d’un été.
J’ai souvent eu l’impression que vous ne vouliez pas dire que vous étiez gay…
Je n’ai aucun problème avec ça. Mais c’est vrai que c’était moins évident pour moi dans le passé. Et ce n’est qu’il y a quinze ans, quand le New York Times a fait un portrait de moi, que je me suis dit : “Fuck it, il n’y a pas de raison de ne pas le dire.” Avant, j’évitais de le dire aux journalistes pour deux raisons : je ne trouvais pas que le fait d’être gay était ce qui me définissait principalement, et je ne voulais que cela définisse mes livres, qu’ils soient relégués à ce rayon. En tant qu’artiste, je voulais avoir une plate-forme plus vaste, et je savais que ça allait être plus difficile si je disais être gay. Mais je suis arrivé à un point dans ma carrière où ça n’importe plus. Par ailleurs, je n’ai jamais prétendu être hétéro, je n’ai jamais eu de girl friend, je ne suis jamais sorti avec des filles juste pour faire croire que j’étais straight. Si vous étiez gay, ou si vous travailliez sur mes livres, vous saviez que j’étais gay, car j’ai écrit des romans qui sont plutôt gays ; vous le deviniez facilement. La sexualité a toujours été très fluide chez mes personnages. J’ai toujours vécu dans un “placard de verre” : tous ceux que je connaissais savaient que j’étais homosexuel.
Au lieu d’écrire un essai, vous n’auriez pas eu envie d’en faire un roman, une métaphore, avec des “réplicants” ?
Non. Trop ennuyeux !
Vous pensez vous remettre au roman ?
Les romans ne sont plus au centre des débats, comme les films d’ailleurs, mais je les aime. J’en lis une centaine par an, mais je ne suis pas sûr de vouloir encore y participer… Ou peut-être, si j’en écris un nouveau, cela pourrait être un audible novel… White a activé cette envie. White est comme une expérience littéraire, et je l’ai structuré comme une narration. C’est le reflet de ce que j’ai éprouvé ces quatre dernières années, de ce que j’ai pensé. L’une des choses qui me travaillaient c’était la likabilité – le fait de vouloir être aimé et liké sur les réseaux sociaux – et où cela nous mène, le fait d’être comme un acteur, de faire semblant d’être aimable… Beaucoup de ces essais proviennent de mes podcasts, je les ai retravaillés. Bref, ça a activé en moi l’envie d’un roman, et j’ai commencé à me dire que je n’avais pas besoin de prendre cinq ans de ma vie pour en écrire un… Ecrire, pour moi, a toujours été quelque chose avec quoi je devais vivre pendant une période très longue : j’ai été obsédé par chacun de mes livres. C’est très intense et cela devient toute votre vie. Dans Glamorama, tout était basé sur l’esthétique, et cela m’a pris huit ans. Maintenant, je veux écrire un roman très rapide, très direct, et juste pour le plaisir.
Quel est le dernier film que vous avez aimé ?
Plaire, aimer et courir vite de Christophe Honoré, avec une interprétation fabuleuse de Vincent Lacoste.
White (Robert Laffont/Pavillons), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, 312 p., 21,50 €. En librairie le 2 mai
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