De tous les sports, le noble art est celui qui a le plus fasciné les écrivains, d’Arthur Cravan à Hemingway, de Norman Mailer à Joyce Carol Oates. Trois nouveaux livres en témoignent.
Il y a cent ans exactement, Arthur Cravan entrait dans l’histoire. Le 23 avril 1916, à Barcelone, le poète excentrique et pugiliste averti monte sur le ring pour en découdre avec l’Américain Jack Johnson, premier champion du monde noir de l’histoire des poids lourds.
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Si l’affaire est pliée en six petites reprises, la légende, elle, s’inscrit pour toujours dans le marbre de la littérature, de la boxe et même de l’art moderne. Cravan est le seul écrivain à avoir croisé les gants avec un champion du monde, et son combat, analyse Bertrand Lacarelle dans Arthur Cravan, précipité (Grasset, 2010), est considéré comme le premier “happening” de l’histoire de l’art.
Une sauvagerie et une noblesse inspirante
Si, depuis, aucun autre poète n’est allé volontairement se faire estourbir en public par un champion aguerri, la “douce science des coups”, comme l’appelait le Britannique Pierce Egan, reste un objet de fascination infini pour les écrivains.
Norman Mailer, Hemingway, Jack London, F. X. Toole mais aussi Nick Tosches, Joyce Carol Oates et les Français Paul Morand, Montherlant et Frédéric Roux : la boxe, plus qu’aucun autre sport, par ses promesses de flamboyance et de tragique, par son mélange de sauvagerie et de noblesse, n’a cessé d’inspirer les auteurs.
Guerriers magnifiés et combats légendaires
Derniers en date à rejoindre le ring : Philippe Aronson, Daniel Rondeau et feu Bill Cardoso, inventeur du terme gonzo-journalisme, dont les textes respectifs Un trou dans le ciel, Boxing-Club et KO à la 8e reprise offrent trois nouveaux chapitres à la mythologie du “noble art”.
“La boxe, dans ses plus grands moments, évoque les cinquièmes actes sanglants des tragédies classiques.” Si Joyce Carol Oates convoque la dramaturgie antique dans son célèbre essai De la boxe (Tristram, 2012), ce n’est pas un hasard.
Mohamed Ali, Joe Louis ont remplacé Achille et Hercule
Mise à mort symbolique, guerriers magnifiés et combats légendaires : la boxe est régie par les mêmes ressorts narratifs et la même intensité dramatique que les grandes tragédies de l’Antiquité. Aux rangs des héros mortels dont la vulnérabilité renforce la dimension iconique, les Ulysse, Hercule et Achille sont remplacés ici par les Mohamed Ali, Joe Louis et Rocky Marciano. Surhommes aux corps hypertrophiés dont les triomphes brutaux autant que les déroutes sanglantes traversent les âges et se racontent de génération en génération.
Un sport mythologique
Philippe Aronson a choisi le plus flamboyant d’entre eux : Jack Johnson. Dans Un trou dans le ciel, il romance le destin du “géant de Galveston”, premier Noir américain sacré champion du monde des poids lourds en 1908. Du boxeur impitoyable, connu pour son rire qui rendait fou ses adversaires, l’écrivain franco-américain écrit l’ascension insolente, le punch légendaire et les déboires judiciaires.
Mais il raconte aussi les bolides, les maîtresses et la drogue, ce train de vie au clinquant ostentatoire qui annonce déjà le bling chic de la black culture US : celle du mac à stylo Iceberg Slim et plus tard des boss du rap game comme Notorious B.I.G. ou P. Diddy.
Mais c’est évidemment sur le ring que la mythologie de la boxe s’écrit. Lors de ces combats mythiques aussi célèbres que les grandes batailles historiques. Là où l’histoire a Trafalgar, Alésia ou Stalingrad, la boxe, elle, retient les duels Johnson/Jeffries, Frazier/Ali ou LaMotta/Cerdan.
Un engouement mondial
Ces rendez-vous dramatiques, condensés de ferveur populaire, d’enjeux d’argent mais surtout de violence spectaculaire. “Le ring, c’est l’endroit où les vérités éclatent, nous dit Aronson. Toute notion d’hypocrisie, de bienséance ou de peur s’efface pour laisser place à la rage de vaincre. Pour l’écrivain, cette intensité tragique, c’est fascinant.”
“The Rumble in the Jungle” (le combat dans la jungle) est peut-être la plus fameuse de ces joutes fabuleuses, raconte Bill Cardoso dans KO à la 8e reprise. Arrangée par le dictateur Mobutu, la rencontre doit opposer le champion du monde des lourds George Foreman à Mohamed “The Greatest” Ali.
Foreman-Ali, rendez-vous incontournable de l’histoire africaine
Organisé à Kinshasa à l’automne 1974, “le” match présenté sur les affiches comme “un cadeau du président Mobutu au peuple zaïrois et un honneur pour l’homme noir” n’est pas qu’un événement sportif ; son décor d’exception, l’engouement mondial qu’il suscite et sa dimension symbolique en font un rendez-vous incontournable de l’histoire africaine.
Cardoso narre en mode gonzo tous les à-côtés du match et l’effervescence proche de l’hystérie qui l’entoure : on croise Norman Mailer ivre à une conférence de presse, le scénariste Budd Schulberg aux prises avec des iguanes, les deux boxeurs de légende et toute cette foule bigarrée composée de parieurs, de truands hâbleurs, de spectateurs et de gratteurs, indispensables seconds rôles à la mythification du milieu.
De la douleur au triomphe
Mais derrière l’arbre étincelant que représente la poignée de boxeurs d’élite aux noms immortels se cache une forêt de trimards du ring, héros laborieux de certaines des pages les plus rugueuses écrites sur la boxe. Dans Fat City, son unique roman, daté de 1969, Leonard Gardner sublime ces inconnus aux performances moyennes, aux carrières avortées et au désespoir au goût de bourbon. “Il faut être désespéré pour n’avoir aucun autre recours pour s’élever socialement que de prendre le risque de se faire refaire la face”, confirme Philippe Aronson.
Pour les jeunes loups du ghetto, de la douleur au triomphe, la boxe est l’escalier de secours d’une société où l’ascenseur social est en panne. LaMotta, Graziano, Cerdan, Tyson ne sont-ils pas nés dans la misère avant d’accéder à la gloire ? C’est sous les posters de ces figures tutélaires que la grande majorité des licenciés lacent leurs gants chaque jour.
En France, c’est dans les boxing-clubs de province que l’auteur-boxeur Daniel Rondeau est allé puiser l’inspiration. Plongé dans ces antichambres du courage, il raconte le dévouement des coachs héroïques, le labeur passionné des Jean-Michel, Georges, Amira ou Maye Cissé. Ces pugilistes travailleurs aux victoires silencieuses, aux défaites anonymes mais à l’allégresse jubilatoire.
Abnégation, endurance, audace
Bref, “ces jeunes gens pauvres avec le sourire. La France est en dépression depuis trente ans. Mais dans mon livre, je parle de ces Français qui n’ont pas baissé les bras, de ceux qui ont décidé de s’élever au-dessus d’eux-mêmes et de s’imposer des défis. La France qui gagne et qui sourit, c’est celle-là”, nous confie Daniel Rondeau.
« Les boxeurs se battent contre des ombres à l’entraînement »
Abnégation, endurance, solitude. Ce qui finit de souligner l’indiscutable fascination des écrivains pour ce sport, c’est peut-être l’évidente analogie entre l’exercice de l’écriture et la pratique de la boxe. C’est la première chose dont nous parle Daniel Rondeau.
“On n’arrive à rien si on ne se bat par contre soi-même. Tous les jours, les boxeurs se battent contre des ombres à l’entraînement pour améliorer leur performance. On appelle ça le shadow boxing. Pour l’écrivain, c’est pareil, il doit lutter contre ses propres ombres pour que la page quotidienne soit bonne. On pourrait appeler ça le shadow writing.”
La littérature renvoie comme un reflet l’image de l’écrivain
Et Philippe Aronson d’ajouter : “Il y a une sorte de courage du désespoir dans le fait d’écrire. On en revient à la notion de combat. C’est quelque chose d’insensé, quand on y pense. Il faut avoir une foi en soi inébranlable pour ne pas se laisser vaincre par ses démons et par sa peur de l’échec.”
Au boxeur qui construit sa carrière match après match, la littérature renvoie comme un reflet l’image de l’écrivain qui construit la sienne livre après livre. Rondeau file le parallèle : “La bonne littérature exige les mêmes qualités que la bonne boxe : la vivacité, la tonicité et la ruse pour piéger son adversaire comme son lecteur. Le combattant, comme l’écrivain, a plusieurs scénarios en tête quand il monte sur le ring, il faut gagner la liberté d’écrire celui qui le mènera à la victoire.” Et atteindre la grâce. Comme le disait Tyson : “A part la boxe, tout est très ennuyeux.”
Un trou dans le ciel de Philippe Aronson (Inculte), 120 p., 15,90 €
KO à la 8e reprise de Bill Cardoso (Allia), traduit de l’anglais par Danielle Orhan et Renaud Toulemonde, 110 p., 7,50 €
Boxing-Club de Daniel Rondeau (Grasset), 132 p., 14 €
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