Les fameuses leçons du sociologue sur le peintre sont éditées : l’occasion de cheminer au cœur d’une œuvre révolutionnaire en train de se faire.
Retour au Collège. Après la publication du formidable cours de Bourdieu Sur l’Etat l’an dernier, c’est au tour de ses leçons sur Manet d’être éditées. A celles-ci s’ajoute un manuscrit inachevé, écrit avec Marie-Claire Bourdieu et intitulé Manet l’hérésiarque – Genèse des champs artistique et critique. Vaste programme dont la problématique tourne autour de cette question centrale : comment comprendre ce qui semble aller de soi ? En d’autres termes : comment comprendre une révolution symbolique qui a réussi ?
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Car c’est sa victoire même qui fait que l’on peine aujourd’hui à imaginer de quelle manière l’œuvre de Manet a pu susciter une violence bien plus puissante que n’importe quel écrit révolutionnaire. Des œuvres du peintre (celles qui s’affichent aujourd’hui partout, des “boîtes à gâteaux” aux pubs télé pour hypermarchés), la foule rit – “d’un rire immense”, écrit Bataille en 1955. Et Bourdieu affiche dès son premier cours l’ambition “un peu folle” de permettre à ses auditeurs “de retrouver le sentiment de scandale que cette œuvre banalisée a pu provoquer”.
La révolution de Manet
Pour le sociologue, Le Déjeuner sur l’herbe est un fait social total – que l’on ne peut comprendre en se référant simplement au génie de l’artiste héroïque ou, a contrario, aux seules conditions historiques et sociales envisagées comme des facteurs déterminant mécaniquement les choix esthétiques. Il est au contraire question de remonter à l’acte même de peindre, au travail pratique de l’artiste qui résulte de la rencontre entre un habitus singulier et le champ artistique tel qu’il est en train de se constituer à l’époque. Ainsi, la révolution de Manet survient dans un moment de crise de l’appareil académique, avec le concours d’artistes, de critiques et surtout d’écrivains (Mallarmé, Zola, Baudelaire). Elle s’en prend méthodiquement à l’ensemble des fondements sur lesquels repose le monde de l’art et le fait à la faveur de dispositions propres à l‘artiste (capital économique, capital social, capital esthétique et une certaine tendance au défi).
L’impression de s’immiscer dans l’atelier de Bourdieu
De cette lecture reste l’impression de s’immiscer dans l’atelier du sociologue, comme le souligne la critique littéraire Pascale Casanova dans le texte qui clôt le volume. “Quand je travaille, je me demande toujours si je ne mets pas un peu trop de fini dans ce que je fais”, reconnaît Bourdieu dans une de ses leçons, ouvrant dans une certaine mesure la brèche qui permet à ses auditeurs et lecteurs de faire ce qu’il se propose de réaliser pour Manet : entrer “dans l’œuvre en train de se faire et non pas dans l’œuvre achevée et intouchable”.
Dans l’atelier du sociologue, on retrouve donc sa fameuse “boîte à outils” (ou sa palette de concepts opérants, du “capital culturel”, à la “distinction”,
en passant par l’“habitus” ou le “champ”). Mais aussi l’ambition que Bourdieu énonçait comme telle dans son cours sur l’Etat (tenu de 1989 à 1992) : “Ce que j’essaie de transmettre, c’est une manière de construire la réalité qui permet de voir les faits que, normalement, on ne voit pas.” Ici, cela donne une esthétique pratique qui fait à sa manière la lumière sur la révolution symbolique de Manet, cette mise en question radicale de tout ce qui allait de soi jusque-là.
Manet – Une révolution symbolique, cours au Collège de France (1998-2000) de Pierre Bourdieu suivis d’un manuscrit inachevé de Pierre et Marie-Claire Bourdieu (Raisons d’agir/Seuil), 782 pages, 32 €
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