Ses bandes dessinées l’avaient déjà amplement prouvé : Blutch est un sublime dessinateur. Il publie ces jours-ci Vue sur le lac , un recueil composé de dessins et croquis inédits, de projets d’affiches, de dessins parus dans la presse, autant de témoignages de son geste à la fois simple et virtuose. Dans cet album, Blutch rend notamment hommage à de nombreux artistes qu’il admire, et il nous présente ici cinq de ses dessinateurs préférés.
Dans Vue sur le lac, il y a beaucoup d’hommages et de références à des dessinateurs… Le premier que tu as choisi de présenter est William Steig…
Blutch – Dans Vue sur le lac, il n’y a pas de références directes à William Steig mais c’est un de mes inspirateurs. Pour moi, il représente le dessinateur en liberté, c’est-à-dire quelqu’un qui dessine comme les enfants dessinent, ou en tout cas qui donne cette impression, qui a un langage enthousiaste, un lâcher prise. Par exemple chez lui, le dessin n’est pas toujours bien fini, bien exécuté, bien achevé. Mais la vie, la vibration, l’émotion sont toujours présentes, même au-delà des imperfections. Ce sont d’ailleurs peut-être même ces imperfections qui donnent cette espèce d’énergie.
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Ce livre, Drawings, qui date d’il y a 35 ans et qui rassemble des dessins libres, qui ne sont pas parus dans le New Yorker, est le genre de livres qui me donnent le culot de publier les miens. Ce que j’aime bien chez lui aussi, c’est qu’il a vécu très vieux, jusqu’à 95 ans, et il est resté très actif, très mouvant, très changeant jusqu’à la fin. A la soixantaine, il a complètement changé de manière, il s’est mis à faire des livres pour enfants. C’est ça aussi qui me plaît chez lui, son dessin qui n’a cessé d’évoluer entre 1930 et 2003. Ça me passionne. Parce qu’on voit sa vie défiler. Le dessin raconte sa propre évolution d’homme et j’aime bien ça.
Tu vois cette évolution chez toi ?
Non. Je n’en sais rien. En feuilletant mon livre, j’ai un peu l’impression de voir un album de photos de famille. Des dessins j’en ai tellement, depuis la maternelle ! Pourtant ça n’a pas été trop difficile de choisir ce que je voulais publier. L’idée était d’axer le livre sur le trait, la ligne. Il n’y a donc pas de pastels, pas mes affiches de films, pas de dessins plus plastiques.
Maintenant je trouve que c’est un livre étrange, je ne sais pas quoi en penser. C’était un fantasme pour moi de faire un livre de dessin. Et, quand tu réalises ton fantasme, tu n’es pas déçu, mais bon… Je n’ai jamais osé imaginer que j’étais capable de faire un livre comme William Steig, Topor ou Sempé, tous ces gens que j’admire. Je ne me sens pas au niveau. Je me sens embarrassé parce que j’ai l’impression d’être un imposteur.
Il y a beaucoup de fantaisie dans le dessin de Steig. C’est quelque chose qui t’attire?
Oui c’est vrai. Je le trouve moins intimidant que Saul Steinberg par exemple. Chez Saul Steinberg, il y a une puissance intellectuelle, conceptuelle, tellement écrasante. J’adore, j’ai tous ses livres, mais à choisir, je préfère montrer Steig. Il a un côté plus content de vivre. On retrouve chez lui une espèce de frénésie enfantine. Dans ce qu’il fait, il y a aussi un côté musical, très « sur l’instant », comme dans l’improvisation en jazz.
Comme Steig, tu aimerais faire des livres pour enfants?
Oui j’y pense parfois. Mais je ne suis pas assez mûr. Peut-être à cause de mes enfants (rires), je vis déjà dans un monde tellement infantile ! Parfois j’y pense, oui. Mais je ne suis pas prêt.
Le deuxième dessinateur que tu as choisi est Dan DeCarlo, dont tu as refait toute une série de dessins, que l’on trouve dans Vue sur le lac…
Quand j’étais petit, je dessinais pour rien, pour le plaisir, sans but. Je recopiais les BD que j’aimais, d’Achille Talon à Donald. Je les décalquais même. Aujourd’hui, c’est une manière de retrouver cette espèce de geste enfantin. Je re-reproduis quelque chose qui me touche ou qui m’intrigue. J’adore dessiner, j’en ai un besoin compulsif. Mais je n’ai pas toujours d’idée, alors je recopie, comme ça je dessine quand même.
Vue sur le lac est un livre de relectures. La série de dessins de Dan DeCarlo, je l’ai faite entre deux travaux plus sérieux, sans désir ou sans projet de publication immédiate – mais en même temps, dans un coin de ma tête, il y avait l’idée que ça pourrait être édité un jour et mon ami Frédéric Poincelet m’a proposé de mettre la série sur le site de Frédéric magazine. J’ai fait toute cette série à partir de ce livre de chez Fantagraphics. C’est tellement étrange cette suite de dessins, très répétitifs, les mêmes figures se répètent jusqu’à l’étouffement. Il y a la série des secrétaires, la série des fessées… Au début je pensais recopier tout le livre. Je me suis arrêté en chemin.
Qu’est-ce qui te fascine là-dedans ? Le dessin, l’humour à la papa ?
Oui… j’ai un peu ce fantasme, j’aurais bien aimé être Bellus ou Kiraz je crois… Il n’y a pas grand-chose chez Dan DeCarlo, il n’y a pas de grâce, pas d’esprit (rires), c’est trivial. Mais il y a quand même un mystère qui s’est dégagé et m’a donné envie de reprendre ces dessins. Tout d’abord, il y a les petites nanas, ça me plaisait de les refaire. Un portrait de la femme du XXe siècle (rires). Sur les genoux de papa…
Dan DeCarlo n’est pas un de mes dessinateurs de chevet, mais ça me semblait pertinent de faire des dessins à partir de ces scènes empreintes d’un parfait machisme. J’ai enlevé toutes les légendes, on ne voit plus que le dessin. Le dessin d’humour sans légende devient une espèce de scène mystérieuse, inquiétante et c’est un peu inquiétant, ces femmes aux prises avec des messieurs plus ou moins âgés. J’ai refait une petite dizaine de dessins de Dan DeCarlo, avec uniquement des fessées, pour Frédéric Magazine qui va sortir un recueil aux Requins Marteaux sur le dessin d’humour. Je retire une jubilation, une joie puérile totale en faisant ça. Pourquoi ? La psychanalyse tranchera (rires).
Ce qui m’intéresse aussi chez lui, ce sont les arrière-plans, les éléments de décors, la lampe, l’abat-jour, les rideaux et leurs motifs. Dans les scènes d’intérieur, il y a toujours un petit tableau au mur et je m’intéresse à ce qu’il représente… Les objets reviennent de manière régulière, disposés différemment, ce sont les mêmes mais pas tout à fait pareil. Ce côté “petit théâtre” me plaît.
Ton troisième choix est Franquin…
Dans Vue sur le lac, toute une partie rend hommage à la bande dessinée, à mes pères. Elle s’ouvre avec un portrait de Gaston que j’ai fait sans réfléchir et que j’aime bien. On trouve également une page parue en 2012 dans le hors-série Franquin des Inrocks. C’est une reprise d’un gag de Modeste et Pompon, que j’ai entièrement copié, de la mise en scène de Franquin aux dialogues, sauf que j’ai remplacé Modeste par Gaston.
Gaston est un personnage de BD qui, au niveau du dessin, m’intrigue au plus haut point. Je pense que je peux tourner autour de Gaston pendant longtemps, sans vraiment le cerner. Il est très agréable à représenter. En le dessinant, j’ai réalisé à quel point il est une sorte d’autoportrait de Franquin. J’ai eu l’impression de percer un mystère. Je viens de ressortir la réédition récente de l’intégrale Modeste et Pompon. On apprend qu’il a dessiné ça dans un état de stress, de surmenage total, et ça ne se sent pas du tout. Dans aucun gag, graphiquement, on ne sent un relâchement. Les histoires sont dessinées de façon impeccable. Il y a un don total, un métier. Ça me fascine.
Quand je dessinais Lune l’envers, j’ai beaucoup regardé Uderzo aussi. Je me disais, quel métier ! C’est ce qui me séduit chez les grandes figures du passé, chez mes prédécesseurs. Je peux mettre un autre mot dessus : la générosité. Franquin, c’est la générosité totale. Je n’ai jamais été spécialement fan de Spirou, je n’arrive pas à comprendre ce personnage, qui été dessiné par tellement de monde. Alors que Gaston est tellement personnel, tellement lié à Franquin ! J’aime Gaston au-delà même des autres amateurs.
A un moment, les vrais amateurs laissent tomber Gaston parce que c’est dessiné au Rothring, parce que Franquin se perd dans les détails, ça devient trop raide. Mais moi je l’aime jusqu’au début des années 1980. J’aime quand le mouvement se perd dans une espèce de foisonnement un peu brouillonne. Ça me plaît toujours, il y a vraiment un truc qui m’enthousiasme. Je ne fais pas partie des esthètes qui disent que Franquin c’est entre 1952 et 1956.
Tu es sensible aussi au caractère du personnage ?
Oui et puis à toutes les figures qui l’entourent, ce petit monde. C’est assez surprenant, ça ne vieillit pas. Et pourtant Gaston est lié à son époque. Quand il est dans les années 1970, on voit des hippies, les pantalons sont seventies, Lebrac est un bab’, mais ça reste intemporel. Franquin mettait toute sa vie là-dedans. Et ça se sent. Je me suis déjà dit que les BD qu’on dessine aujourd’hui vont faire vieilles plus tard. Maintenant quand je dessine, je pense à ça, je me demande si ça sera encore lisible dans trente ou quarante ans. J’y ai pensé quand je faisais Lune l’envers. Je ne sais pas comment ça se traduit. Revenir au métier, au classicisme. Ce qui traverse le mieux le temps, c’est quand tu es classique. Il ne faut pas être trop à la mode.
Ton quatrième choix est Morris, autre auteur/dessinateur de BD…
Le frontispice de Tortilla pour les Dalton, même si ce n’est pas de Morris directement (dessin de Frédéric Lix, 1830-1897 ndlr), m’impressionne depuis que je suis petit et je m’étais mis en tête de la refaire. Le côté Mexique, l’exotisme me plaisent beaucoup et j’aime bien la tension de cette scène. J’ai proposé l’esquisse que l’on voit dans Vue sur le lac à l’organisation du festival de court métrage de Clermont-Ferrand pour qui je devais faire une affiche. Ils ont trouvé ça très joli mais m’ont dit que leur invité d’honneur était la Suède, donc j’ai refait la scène en l’orientant vers quelque chose de plus nordique.
Cette image est à Morris certes indirectement, mais Morris m’a toujours beaucoup marqué, intrigué, inspiré. J’ai fait un livre d’après lui il y a quinze ans, Le Cavalier blanc n°2, une variation autour du Cavalier blanc. Et il y a quelques années, pour une exposition au Musée des arts décoratifs autour du jouet, j’ai fait Le Cavalier blanc n°3, une histoire avec des jouets en plastique que j’ai mis en scène dans une BD de trois pages. Lucky Luke m’a toujours plu. Dès mon plus jeune âge, j’ai aimé ce personnage. Il avait le côté absolument parfait du jouet. J’adorais le faire jouer, le dessiner. J’adorais les couleurs, le rouge du foulard, le jaune de la chemise, le bleu du pantalon. Il est parfait. Il a quelque chose de cohérent, qui se tient. Il est très agréable à dessiner. Aujourd’hui, il m’arrive de le dessiner pour mes enfants.
Que trouves tu de particulier dans le style de Morris ?
Pour moi, Morris est le dessinateur de BD dans tout son génie. Il est libéré. Sa grammaire est incroyable. Tout me plaît chez lui, comme son goût pour le plan en plongée à la verticale, où on ne voit que les chapeaux des personnages. Et puis d’un coup ces grandes cases où on voit une rue de ville, avec énormément de personnages.
Ce sont des trucs de mise en scène qui n’appartiennent qu’à lui. Il a réussi à mettre dans ses petites historiettes comiques le souffle de l’épopée. Il y a une ampleur qui nous parvient à travers des petites choses de mise en scène, la manière dont il place l’avant-plan, l’arrière-plan, à quelle distance il se place du personnage, la couleur… Je trouve certaines scènes aussi épiques que d’autres dans des westerns filmés ou dans les westerns dessinés de façon plus réaliste.
Cet été, j’en ai racheté quelques-uns, des débuts, et en les relisant, je me suis dit que Morris avait vraiment trouvé des trucs que par exemple Giraud n’avait jamais trouvés dans Blueberry. Ça passe par une économie de moyens, c’est rudimentaire. Morris a la pureté et l’évidence des pionniers. Et puis évidemment, dans Lucky Luke, il y a le génie de Goscinny… Ça joue. Sa verve tire tout. Le dernier Lucky Luke vraiment écrit entièrement par Morris, je crois que c’est Phil Defer. Il a atteint là la perfection de ce qu’il pouvait faire.
Enfin, tu as choisi Tomi Ungerer…
Mon compatriote strasbourgeois. On pourrait presque dire de Tomi tout ce que j’ai dit de William Steig. Dans Vue sur le lac il y a une planche que j’ai faite pour une revue de Strasbourg, Zut, qui avait demandé à plusieurs dessinateurs un hommage pour un hors-série.
Je ne le connais pas, je ne l’ai jamais rencontré. Je l’ai vu dans les années 1980, il faisait une séance de dédicaces à la librairie Kléber à Strasbourg. J’y étais allé et j’étais très déçu parce qu’il ne faisait pas de dessins, il faisait juste une grande signature (rires). J’avais les boules.
C’est évidemment quelqu’un qui vit avec nous à travers tout d’abord ses livres pour enfants, des classiques qui traversent les âges. Je le sens très bien, peut-être parce que je viens de la même terre que lui. J’aime aussi son côté cosmopolite, pas français. La plupart de ses livres, on les trouve d’ailleurs en allemand, en anglais mais il n’y a pas vraiment de recueil de ses dessins en France. Il n’est pas prophète en son pays, Tomi. Dans son dessin, il y a le laisser-aller. Dans la bande dessinée, on est tout le temps soumis à la contrainte. Le dessin est bridé. Et par laisser-aller, j’entends « on laisse aller », pas ce qui est débraillé.
Moi ça me stimule beaucoup. Ce n’est pas facile à faire, je n’y arrive pas vraiment. Mais quand on dessine comme ça, on respire et tant pis si ce n’est pas vraiment réussi, si mon dessin ne tient pas vraiment debout. Tomi Ungerer emploie aussi toute une variété de techniques, c’est son côté bricolo. Il a un côté savant fou, qui m’intimide presque. On voit aussi que c’est quelqu’un qui s’intéresse à plein de choses, à plein d’aspects de la vie. Il y a une gourmandise, que j’aime bien. Il a un côté ogre, jusqu’aux outrances.
Dans Fornicon, un livre américain de dessins érotiques, au trait, il rend très bien la légère mollesse de la peau. J’aime sa ligne, son tremblé. Ce n’est pas vulgaire, c’est plutôt paillard. Son côté politique, j’y suis moins sensible. Ça me touche parce que c’est beau graphiquement mais sinon je suis un peu en dehors du coup de ce qu’on appelle l’engagement. C’est peut-être une posture aristocratique chez moi de vouloir être en dehors du mouvement général, ou de choses qui vont être périmées rapidement. Peut-être que pour moi le dessin se situe ailleurs, ce n’est pas une réponse aux soubresauts immédiats.
A la fin de Vue sur le lac il y a quand même quelques dessins liés à Charlie…
Oui, on a été un peu rattrapé par le cours des choses d’une manière assez brutale. Je dessine parce que c’est ma manière de répondre à tout ce qui peut arriver de bien ou de pas bien, d’agréable ou de traumatisant. C’est aussi ma manière de réfléchir. Il y a des dessins que j’ai faits pour moi et d’autres qui sont parus. Je voulais montrer à quel point on était vulnérable. C’est la partie la plus polémique du livre. Je n’arrive toujours pas à mettre ce moment en bouteille, ou en quelques phrases.
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