Dans toute l’oeuvre de Blutch coule la sève du cinéma. Entre adoration et rejet, le dessinateur tire de sa relation avec les films une BD-essai profondément sincère.
Grand prix du Festival d’Angoulême 2009 et président de la manifestation l’année suivante, l’inventif Blutch revient avec une bande dessinée érudite et prenante, revisitant ses passions de cinéphile. Alors que le cinéma traverse régulièrement son oeuvre, du titre-hommage Mitchum aux émotions du Petit Christian devant John Wayne ou Steve McQueen, il propose dans Pour en finir avec le cinéma une plongée dans son imaginaire façonné par des années d’assiduité au grand écran.
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Mettant en scène un narrateur très inspiré de sa propre personne, Blutch dépeint parfois avec violence son rapport ambigu au cinéma, entre l’amour et le rejet. Découpé en séquences qui traitent d’un thème ou d’un personnage, Pour en finir avec le cinéma raconte en filigrane le passage du temps, la nostalgie de l’enfance, les relations avec les femmes et un amour sans bornes pour Burt Lancaster.
Le cinéma traverse ton oeuvre…
Blutch – C’est un truc d’enfance. Le cinéma ou les films ont eu une grande influence sur l’enfant que j’étais. J’allais voir de Funès, les Gendarmes. Ensuite c’est devenu une sorte de boulimie. Je préférais ça aux dessins animés, à Disney, à Hanna-Barbera. L’animation ne m’a jamais attiré. J’ai toujours préféré les films avec les vrais acteurs. J’aimais John Wayne, moins Bernard et Bianca.
Ce livre nous montre ton rapport ambigu au cinéma. D’un côté, on sent ta passion et de l’autre, une sorte de rejet.
Parce qu’au fond, d’une certaine manière, la pensée cinématographique n’est pas si intéressante que ça, pas si poussée, pas si drôle. Et le cinéma représente l’art dominant ! Comme je pratique un art inférieur socialement, je dois être un peu jaloux (sourire). C’est le miroir aux alouettes. Question de génération : parmi les gens que j’ai connus, la moitié voulait monter un groupe de rock, l’autre voulait devenir cinéaste. Les arts diffusés, démultipliés ! Tout le monde veut faire des films.
Le cinéma, ça veut dire quelque chose. Mais quoi ? Voilà pourquoi j’ai fait cet album. Le cinéma, c’est du temps en conserve. Un livre – BD ou roman – ne donne pas cette illusion du temps. Un film, on le voit tous à la même vitesse, a priori. C’est un moyen fantastique, inédit d’appréhender un discours. Au cinéma, les gens se déplacent en temps réel. Incroyable ! Je voulais tout mettre à plat et réfléchir.
Tu gardes une certaine nostalgie du cinéma ?
Je ne trouve pas que le cinéma d’aujourd’hui soit plus médiocre mais la plupart du temps, il est très décevant. Je suis sorti fou de rage de certains films, comme Nine, que j’étais allé voir par hasard. J’ai trouvé ça obscène, je n’ai pas décoléré pendant deux jours. Je préfère les séries télé, Breaking Bad, Les Soprano, Six Feet under… Dans le genre récit filmé, monté, elles me donnent davantage de sensations.
Tu restes assidu ?
De même que je lis peu de romans, parce que j’écris des histoires et que je n’ai pas besoin qu’on m’en raconte, j’aime les films qui ne racontent pas d’histoires. D’où mon goût pour F for Fake d’Orson Welles, sans qui ce livre n’existerait pas. En amont de ce livre, il y a les Histoire(s) du cinéma de Godard, F for Fake donc, Politique des acteurs de Moullet, mais aussi beaucoup Léo Ferré, que je cite d’ailleurs. Chez Ferré, il y a une libération de la parole qui me décomplexe beaucoup.
Pourquoi ne trouve-t-on aucun jeune réalisateur ou acteur dans ton livre ?
J’ai une préoccupation littéraire en faisant un livre : pourra-t-on encore le lire dans dix ou vingt ans ? Donc j’utilise des éléments déjà inscrits dans une certaine histoire. L’avantage des morts ou des gens âgés, c’est qu’ils ne peuvent plus nous décevoir. Certains comédiens contemporains me fascinent, comme Denis Podalydès ou Javier Bardem, mais ils courent le risque de faire des choses épouvantables (rires).
Mon bouquin, c’est aussi un règlement de comptes. J’ai des comptes à régler avec des gens, dans le sens où je leur suis redevable de quelque chose. J’avais besoin d’écrire noir sur blanc des noms parce qu’ils vont bientôt être effacés. Je suis redevable à Robert Ryan. Il me paraissait important aussi d’écrire une histoire sur Burt Lancaster. Ne serait-ce que d’écrire son nom, d’en parler. Parce qu’il n’en reste rien, ou que bientôt il n’en restera rien. Et on parle de cinéma mais le bouquin parle beaucoup du temps, c’est peut-être même ce qui peut le plus en ressortir. Le temps, donc le passé.
Dans la BD, tu te représentes vieilli.
Je ne m’en rends pas compte. C’est du travail d’acteur. Je me sers juste de mon apparence parce que c’est commode et parce qu’il fallait que ce soit vécu, que ce soit senti. Cette forme d’autoportrait me fournit de la viande, de la chair. Je parle des acteurs, eh bien il faut que je me mouille aussi. Moi aussi je paie de ma personne, moi aussi je joue. Mais ce n’est pas de l’autobiographie.
Le narrateur paraît violent, aigri, parfois grivois.
(Un temps) Les choses molles m’ennuient. Je ne cherche pas à donner une image séduisante de moi-même. Il y a toujours une confusion, un aspect nébuleux quand on se met en scène. Je pense qu’il faut conserver cet aspect-là.
Le passage sur les femmes à l’écran est violent. Elles sont à la merci des hommes. C’est ça, la femme au cinéma ?
Je préfère être un homme qu’une femme. Les femmes ont des vies de chien, et a fortiori les femmes actrices. Je pense que ça doit être terrible.
Arnaud Desplechin ou Stanley Cavell disent que quand on regarde bien le cinéma, il n’a fait que participer à la libération de la femme. Tu ne partages pas cette vision ?
Mon postulat, c’est qu’au fond rien ne change. Un de mes personnages dit : « Nous vivons chez les Mérovingiens ». Je crois que nous y sommes encore. Il y a très peu de vedettes qui ont eu la folie, comme Simone Signoret, de se laisser vieillir devant les gens. Je faisais mon livre quand Liz Taylor est morte. Son dernier film vraiment intéressant, c’est Cérémonie secrète de Joseph Losey en 1968. Après, ce sont des apparitions de luxe, des téléfilms et de la presse à sensation. En 1968, elle a 36 ans, on dirait qu’elle en a 55. Elle est usée jusqu’à la corde, la mégère du film. Le nombre d’actrices que j’ai vu apparaître depuis que je vais au cinéma, depuis 1980, et qui ont disparu ! Pourquoi ? Qu’est devenue Valérie Kaprisky ? Je finis mon chapitre sur les femmes par Catherine Deneuve. Je trouve cette femme très digne. Mais elle représentait bien ce que je voulais dire. Peu de femmes font une carrière sans avoir recours à ce qu’on appelait dans le temps le sex-appeal ou la séduction. Peut-être Yolande Moreau. Quand je la vois jouer, c’est Michel Simon parfois. Elle poétise tout.
Il y a plein de sexe dans ta BD. Tu accuses d’un côté le cinéma de ne montrer que des femmes nues, et en même temps tu as l’air bien content…
Oui, oui, oui. Les pages de garde de l’album, c’est le grain de la peau de Claudia Cardinale agrandi des dizaines et des dizaines de fois. Voilà. Je plaide coupable, votre honneur (rires) !
Tu as conçu l’affiche du dernier film d’Alain Resnais, Les Herbes folles ? L’as-tu rencontré ?
C’est le vieux peintre, très malicieux. On a parlé BD. J’ai vu des albums chez lui qui m’ont impressionné. On a parlé de Charles Boyer, de Guitry aussi. On s’est vus souvent. C’est un bel artiste, curieux des autres. J’ai mis son nom dans l’album mais j’aurais pu développer davantage. Comme je le connais, je n’ai pas osé. Cela dit, je connais aussi Piccoli, et je lui consacre plusieurs pages (rires) ! Je dirais la même chose : bel artiste, curieux des autres.
Les acteurs t’intéressent plus que les réalisateurs ?
Ma cinéphilie tourne beaucoup autour des acteurs. J’ai aimé le livre de Luc Moullet Politique des acteurs parce qu’il y exprimait des sentiments qui me travaillaient depuis longtemps sans que je parvienne à les formuler. J’ai aimé John Wayne parce que je pensais que c’était vraiment lui à l’écran, sa personne. De film en film, il me racontait sa vie. Quand j’étais enfant, on allait voir le film « de » De Funès, « de » Coluche, pas de Claude Zidi ou Jean Girault. Ça m’est resté. Je peux me taper des films immondes pour apercevoir Kris Kristofferson pendant une minute ! J’étais allé voir Les Sentiers de la perdition pour Paul Newman. On ne le voyait pas assez, j’étais frustré (rires). Ça me touche presque physiquement. Comme la peinture. Je fais un parallèle, dans cette BD, entre Rembrandt et Deux hommes dans l’Ouest de Blake Edwards, avec William Holden. C’est aussi physique que ça pour moi, il n’y a rien d’intello.
Pourquoi as-tu séquencé le livre en épisodes ?
J’avais besoin de découper, de savoir que ça allait s’arrêter. D’un seul souffle, j’avais peur que ça soit indigeste. Je me suis dit que j’allais faire un essai en bande dessinée, non pas un feuilleton ou une aventure. Mais je ne voulais pas que le lecteur décroche. Donc respiration, colorisation et classicisme du dessin. J’ai dessiné comme un dessinateur de BD classique américain. Pour les couleurs, j’ai surtout pompé Forest. Dans l’édition de Barbarella de 1964, il y a huit chapitres dont chacun est traité avec une seule couleur : orange, vert, bleu… Je trouve ça très beau et j’ai repris ces couleurs.
Ce livre a-t-il changé ta façon de travailler ?
Je suis content d’avoir fait ce livre. J’ai l’impression que c’est le premier. Je ne sais pas pourquoi. Il y a des types de 45 ans qui partent avec des filles de 25 ans pour refaire leur vie. Moi, je change d’éditeur et je fais un livre comme si je repartais à zéro, comme si j’avais 20 ans. Donc j’ai fait tout ce que je n’avais jamais fait : tracer mes cadres à la règle, par exemple.
C’est la forme de l’essai qui te donne cette impression de changer ?
Peut-être, oui. J’ai une fiction à faire, maintenant. Et j’ai du mal à écrire un récit auquel je crois. Peut-être ai-je mis le pied dans un piège ? Pourrai-je me remettre à une histoire classique ? Pourrai-je me convaincre ? Il faut arriver à se duper soi-même, à s’étourdir. C’est tellement long de réaliser une BD, alors il faut croire à son utilité.
Propos recueillis par Jean-Baptiste Morain et Anne-Claire Norot
Pour en finir avec le cinéma (Dargaud), 82 pages, 20 euros.
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