Alors que Strasbourg le fête grâce à plusieurs expositions, le dessinateur Blutch refuse de tomber dans le confort. Ça rend son œuvre d’autant plus vivante.
« Se reposer sur mes lauriers ? Si j’en avais, la question aurait pu se poser ». Dans la bouche d’un auteur de bande dessinée cinquantenaire, récompensé il y a dix ans par le grand prix de la ville d’Angoulême, la phrase pourrait sonner comme une boutade immodeste. Elle reflète pourtant fidèlement la philosophie de Christian Hincker alias Blutch, dessinateur qui, après deux décennies de carrière, fuit la facilité.
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A-t-il dû se faire violence pour accepter d’être célébré par la ville qui l’a vu naître, Strasbourg, à travers cinq expositions lors de deux festivals simultanés, Central Vapeur et les Rencontres de l’illustration ? Même pas. « Il y a à Strasbourg une tradition ancrée et profonde de l’image imprimée. Accepter ces rétrospectives m’a paru évident : c’est ici que j’ai découvert la bande dessinée. Je ne peux pas détacher mes premières sensations de lecteur de cette ville ».
Parcours foisonnant
Blutch est plus tard passé par les Arts Décoratifs – l’école a été, depuis, rebaptisée la HEAR – et il y a ébauché la première version d’une de ses rares séries, l’autobiographique Le Petit Christian, que l’on découvre à la médiathèque André Malraux au sein de l’exposition Hors-la-loi. « Ça faisait partie de mon projet de fin de diplôme aux Arts Déco. Raphaël Barban, le commissaire de l’expo, a retrouvé ces planches dans mes affaires. Pour moi, ces rétrospectives constituent l’occasion de faire de l’ordre dans ma chambre. Quand on range, c’est toujours afin d’aller ensuite plus loin, d’avancer ».
Pour l’exposition Art Mineur de fonds, Blutch a eu la possibilité de choisir dans le fonds du musée d’Art Moderne et Contemporain des œuvres qu’il a juxtaposées avec certaines de ses planches. « Pour moi, il n’y a pas de hiérarchie, tu as un Renoir à côté d’un Topor, du Saul Steinberg à côté d’une gravure de Dürer. Les époques n’existent pas vraiment, même avec 400 ans d’écart entre eux, les artistes disent la même chose… la misère des hommes est la même ».
Au musée Tomi Ungerer sont rassemblées les illustrations réalisées par Blutch. Destinées au cinéma (des affiches pour Resnais) ou à la presse, elles donnent lieu à la sortie de la monographie Un autre paysage. Juste avant le « bouclage » du livre, toujours exigeant avec lui-même, il a remplacé des dessins qui ne lui plaisaient plus par d’autres, réalisés en janvier et représentant sa compagne en train de regarder la télé. « J’avais toujours refusé ce genre de livre. Finalement, je suis content, je vais pouvoir monter dessus pour faire autre chose, rebondir ».
Face à un dessin de lui – repris en couverture de Variations – montrant le « fils d’Astérix et d’Achille Talon », il s’exclame : « C’est un dessin que j’aime parce qu’il ne me ressemble pas. Je ne veux pas me connaître. Comme je suis tout le temps à m’échapper à moi-même, je ne vais pas m’installer dans un quelconque confort. C’est pour ça que mon travail est assez dispersé et volatile. Ces cinq expos ne couvrent même pas la totalité de mes envies, de mes tentatives ».
Passionnant dialogue
Toujours en quête de dépassement, Blutch s’est livré dans le cadre de Central Vapeur, à un passionnant dialogue de dessins avec l’illustratrice Anne-Margot Ramstein, elle aussi passée par la HEAR mais plus tard. « A l’école, il était déjà cité en exemple » , se souvient-elle. Le livre reprenant les dessins s’appelle Reprise. « C’est comme si on jouait un morceau de jazz à deux solistes », estime Blutch. De son côté, Anne-Margot Ramstein, autrice l’année dernière de Otto ou l’île-miroir, éprouvait de l’appréhension. « L’exercice m’intimidait beaucoup », confie-t-elle.
Après que les deux auteurs se sont mis d’accord – « l’idée n’était pas de déboucher sur un combat de dessins mais sur une narration commune », Anne-Margot Ramstein a initié le dialogue avec un intrigant dessin représentant deux yeux au fond d’un vase, inspiré par le film Oncle Boonmee de Apichatpong Weerasethakul. Très vite, les deux dialoguistes s’envoient des SMS avec leurs dessins et surnomment la femme qui apparaît dans leurs illustrations « Alice », en référence au Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll. « Nos styles sont totalement différents et j’essaye d’annihiler le geste, de faire disparaître le travail de la main alors que lui le rend très visible. Finalement, ça s’est super bien passé, raconte Anne-Margot. Blutch est génial. »
« Je ne cherche pas à vous séduire »
On s’attendrait à ce que quelqu’un de cette stature soit imposant, écrasant. Au contraire, il reste extrêmement curieux de toute forme de processus créatif et se remet tout le temps en question, interroge la moindre de ses initiatives. Il est très engagé dans le dessin, ce n’est pas du tout pour lui une affaire légère – quelque chose que l’on a en commun. L’intéressé confirme : « Je dessine pour moi. Quoi que je fasse, je le fais pour moi, je ne cherche pas à vous séduire, je ne cherche pas la connivence ».
Expositions à Strasbourg Blutch hors-la-loi à la médiathèque André Malraux jusqu’au 20 avril, Art mineur de fonds au musée d’Art Moderne et Contemporain jusqu’au 30 juin, Pour en finir avec le cinéma à Aubette, jusqu’au 30 juin, Un autre paysage, dessins 1994-2018 au musée Tomi Ungerer jusqu’au 30 juin
Un autre paysage, éditions Dargaud, 240 pages, 39 euros
Reprise avec Anne-Margot Ramstein, éditions 2024, 48 pages, 23 euros, à paraître le 12 avril
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