A l’occasion de notre numéro spécial “Comment ça va, la France ?”, l’autrice du “Nom Secret des choses” nous livre un texte exclusif.
Les bouches de métro nous parlent du pays. Comme si les transports souterrains étaient notre inconscient commun : un monde invisible dont, à la surface, on sent les vibrations. Dans les wagons, on tâte chaque jour le pouls d’une France au bord de la tachycardie. Corps heurtés, insultes croisées — les gens s’évitent ensemble.
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Les bouches de métro nous parlent de la capitale : mélange de pauvres qui ont tout leur temps et d’individus pressés qui ne les regardent pas. Dialogues surréalistes entre des phrases publicitaires et des slogans militants. De la colère ici, de l’indifférence là.
Trois mecs sprintent pour échapper aux contrôleurs, une femme ultra-maquillée commente à voix haute tout ce qui dysfonctionne, un touriste asiatique ne lève pas les yeux de son Huawei quand un homme de l’Est lui demande de la monnaie. Une figure d’un autre temps persiste à lire Mauriac. Les très riches ne sont plus là depuis longtemps.
Les bouches de métro nous disent : c’est compliqué, c’est bizarrement vivant, ça rame mais ça persiste à avancer, comme ça peut, sur un siège pour les plus chanceux, accolé à la sueur des autres usagers pour le reste. Et aux heures de pointe, forcément, la tension.
Comment va la France ? On y multiplie les effets de masque
Il y a une semaine, à un arrêt prisé de la ligne 13, une femme en manteau rouge s’est fait bousculer. Tombant par terre, sur le quai, elle a poussé un cri de jeune animal. Une alarme humaine. Nous avons été quatre ou cinq à nous précipiter vers elle pour la relever. On lui a pris le bras pour l’aider : nouveau hurlement, plus strident encore. Pensant qu’elle s’était cassé quelque chose, un type a appelé les Urgences. « NON », a-t-elle ordonné, se dégageant des étreintes : « Je n’ai pas mal, je suis en colère. »
Personne n’a répondu, chacun s’est assis. A côté de moi sur le strapontin, une jeune fille semblait n’avoir pas remarqué la scène. Mondes parallèles. Elle portait un casque Marshall ouaté, et regardait par la fenêtre le paysage constitué par le quai d’en face. J’ai pensé à ce qu’écrivait récemment Bertrand Burgalat dans Rock & Folk : « Jadis les arracheurs de dents exerçant sur les marchés s’attachaient les services d’un violoncelliste afin de couvrir les cris de douleur des patients alors pourquoi pas des écouteurs pour éviter la mendiante et ne pas voir ce type à la jambe difforme qui se traîne sur le cul ? En acoustique, cela s’appelle un effet de masque. » – comment va la France ? On y multiplie les effets de masque.
Quoiqu’il y a eu la grève.
Je veux dire : nous n’avons plus pris le métro, pendant quelques semaines, car il y a eu la grève. J’ai trouvé la grève joyeuse, vivifiante, qui nous obligeait à changer nos habitudes, à bifurquer, à ruser dans les rues, à parler. A demander notre chemin. A prendre un vélo. A préférer les baskets.
J’ai rarement vu, depuis que j’habite à Paris, tant de gens marcher en même temps sur le trottoir qu’en décembre dernier. Ce n’est pas rien. Il y a une poésie de la grève et des détours inattendus. Evidemment, les rancœurs urbaines se sont aussi déplacées et c’est sur les pistes cyclables ou envers les trottinettes qu’on s’est mis à crier. Mais ces cris n’étaient pas les mêmes : les problèmes humains n’étaient plus relégués aux souterrains. Ils apparaissent au grand jour, sans effets de masques, ils prenaient l’air.
Et comme dirait l’autre (Oscar Wilde), « tout ce dont on prend conscience est juste ».
Dernier ouvrage paru Le Nom secret des choses (Fayard) Lire un extrait
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