Voilà maintenant plus de quatre-vingts ans que ces chevaliers modernes imprègnent l’imaginaire de la pop culture. Leurs valeureuses aventures couchées sur papier, n’ont cessé d’être déclinées sur petit et grand écran. Mais les super-héros serviraient-ils uniquement à nous divertir ? Pas totalement. Avec « Super-Héros, une histoire politique », l’historien William Blanc décortique le genre super-héroïque pour en faire apparaître sa puissance politique. Rencontre avec celui qui, à la fin de son livre, se définit « quelque part entre Stains et Krypton. »
Vous êtes historien médiéviste spécialiste des cultures populaires. Comment vous êtes-vous intéressé aux super-héros ?
William Blanc – Je suis fan de comics depuis que je suis ado. Dans mon précédent livre (Le Roi Arthur, un mythe contemporain), j’avais déjà consacré un chapitre aux super-héros arthuriens et je me suis aperçu qu’il y avait énormément de choses à dire. Quand on s’intéresse aux super-héros, on se rend compte que l’entrée « médiéviste » – la représentation du Moyen Âge à l’époque contemporaine – est très opérante. En effet, très souvent, les opposants des premiers super-héros habitent dans des châteaux, portent des noms qui renvoient à des personnages féodaux. La plupart des premiers grands super-héros symbolisent un espoir dans le futur qui amènerait vers un monde meilleur. Superman est d’ailleurs surnommé « l’homme de demain ». Les super-héros incarnent les États-Unis. Ils permettent d’opposer ce pays qui s’imagine comme une nation du futur à la vieille Europe, d’opposer la démocratie aux dictatures.
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Il y a quand même une ambiguïté autour de cette opposition entre Ancien et Nouveau Monde. Je pense notamment à Batman qui vit dans un manoir qui ressemble à un grand château-fort, qui renvoie à quelque chose d’assez archaïque.
Cela s’explique parce que depuis le XIXe siècle, on compare le prolétariat urbain, les criminels, à des barbares du Moyen-âge. Pour les combattre, il faut des chevaliers. Batman s’inscrit complètement dans ce contexte-là. Il est d’ailleurs surnommé le chevalier noir. Ça marche également pour Captain America, sauf que dans ce cas ce sont les nazis qui sont comparés aux barbares. Pour les combattre, il faut aussi un chevalier.
Diriez-vous que Captain America a été créé pour vaincre la peur du nazisme ?
Oui, très clairement. Dans sa première apparition en mars 1941, avant l’entrée en guerre des États-Unis, on voit Captain America mettre un gros coup de poing à Hitler. Joe Simon et Jack Kirby, ses deux créateurs, menacés par des nazis qui habitent aux États-Unis, vont d’ailleurs devoir être mis sous protection.
Vous écrivez « les super-héros ont, semble-t-il, toujours existé » que ce soit dans le genre épique, dans les textes médiévaux, chez Homère ou par exemple chez Victor Hugo dans le poème Le Mariage de Roland. Qu’est-ce qui différencie les super-héros aux héros classiques ?
Je fais un peu la différence entre les héros archaïques, antiques ou médiévaux et les super-héros, même s’ il arrive de trouver des héros grecs comme Hercule ou des dieux nordiques comme Thor dans les comics. Ce qui les différencie, c’est que la plupart des super-héros représentent un espoir dans le futur. C’est un rapport totalement moderne. Ça n’est pas le cas des héros classiques qui sont là pour maintenir une forme d’ordre social. Les chevaliers des chansons de gestes par exemple sont tous des gens qui viennent de familles très puissantes. Ils héritent d’un pouvoir de par leur statut social. À l’inverse, les héros des comics viennent souvent de milieux très modestes, c’est le cas de Superman, qui dans le fond est un migrant. Il est recueilli dans une famille américaine typique issue d’un milieu populaire. Les super-héros de comics sont des héros populaires dans le sens de leur origine sociale. Tout comme Superman qui s’élève dans le ciel, les super-héros s’élèvent aussi dans la hiérarchie sociale. C’est une donnée très nouvelle.
La figure du super-héros est rattachée à l’histoire américaine. A-t-elle été créée pour combler un manque de mémoire, celui d’un pays trop jeune, qui manque de repères, de mythes, d’histoires ?
Ça n’est pas entièrement faux, mais tous les pays neufs n’ont pas forcément créé une mythologie super-héroïque. C’est lié aussi à l’image de l’Amérique qui se pense comme une nation futuriste. Le super héros incarne une forme de messianisme américain, un messianisme démocratique, progressiste.
Pourtant, le super-héros est une figure ambiguë. Vous écrivez que dans les années 40, certains reprochent aux auteurs de comics de vouloir créer des surhommes qui renverraient à l’idéologie nazie.
Il y a plusieurs définitions du surhomme. Pour les nazis, c’est le surhomme racial, l’aryen. Mais ce principe existe aussi à gauche. Le surhomme est alors l’humain qui devient meilleur grâce à la science. Dans le fond, l’ambiguïté des super-héros rejoint l’ambiguïté du monde moderne, de la science moderne, de l’Amérique. On souhaite un monde meilleur, mais en 1945 c’est la bombe atomique. Quand Jerry Siegel et Joe Shuster font apparaître Superman en 1933, c’est un personnage très négatif assimilé à un super dictateur. Les deux auteurs ont conscience que « la science sans conscience », pour reprendre le célèbre mot, peut amener à des catastrophes. Cette ambiguïté est un fil rouge dans l’histoire des super-héros.
Le super-héros a parfois été vu comme l’incarnation d’un patriotisme débordant, destiné à assouvir l’impérialisme américain. Pourtant, récemment lors d’une manifestation pour les droits des femmes en janvier 2017, Captain America est devenu le symbole de la lutte anti-Trump. Comment l’expliquez-vous ?
Captain America est un personnage qui pendant très longtemps a eu cette image de patriote réactionnaire. Ce personnage a quasiment 80 ans, c’est maintenant un mieux monsieur. Beaucoup d’auteurs, à des époques différentes, s’en sont emparés. Certains l’ont fait pencher à droite, d’autres à gauche. Néanmoins ce qui est assez clair c’est que Captain America est un progressiste. C’est un antifasciste, un anti-nazi. Il a été créé par deux juifs qui craignent le nazisme. Ce qui est assez amusant avec la manifestation de janvier 2017, c’est qu’on assiste à une opposition entre un bon Captain America et un mauvais. C’est une opposition récurrente dans l’histoire de ce personnage. C’est une manière de dire qu’il existe deux Amériques, l’une réactionnaire, maccarthyste et puis l’autre progressiste. Généralement, le vrai Captain America, celui de Steve Rogers, prend le parti de l’Amérique ouverte et pluraliste.
En 1954, le Comics Code Authority, inspiré du Code Hays Hollywoodien est créé. Quelles sont ses missions et en réaction à quoi est-il élaboré?
À l’époque, l’Amérique est en plein Maccarthysme. Beaucoup de super-héros très en vus penchent assez nettement dans le camp des progressistes et cela ne plait pas à tout le monde. C’est là qu’un psychiatre, du nom de Fredric Wertham, intervient et avance que les super-héros montreraient une sexualité « déviante ». À cette époque, toute la vague maccarthyste associe les comics à l’homosexualité. On accuse Batman et Robin d’entretenir un rapport « pédérastique », Wonder Woman d’être lesbienne. Les auteurs de comics vont devoir adopter un code d’auto-censure, le Comics Code, qui va longtemps rester en vigueur mais qui, dès les années 60, 70, va être contourné. Il y a vraiment eu une pression phénoménale sur les comics, qui s’avéraient être un médium très populaire où l’on pouvait faire ce que l’on voulait. Dès le départ, on trouve dans les comics des propos très politiques, de manière explicite ou implicite, consciente ou pas. La plupart des auteurs qui sont issus de l’immigration juive européenne, viennent de milieux populaires et ont une sensibilité sociale très forte. Il y a un épisode, datant de 40 ou 41, où Superman arrête Hitler et Staline. On voit aussi Wonder Woman se moquer ouvertement des nazis ou de la masculinité. Ce qu’il est intéressant d’observer c’est la réception politique du public qui transforme les super-héros à sa sauce. À ce titre, Punisher est assez frappant. C’est un super-héros très négatif dont certains soldats américains vont s’emparer pour en faire un héros positif.
Dans les années 30, les idées progressistes portées par les auteurs de comics et leurs super-héros n’ont pas leur place dans les médias importants. Le comics est un genre à la marge. Comment arrive-t-il à devenir le média populaire que l’on connait ?
C’est une question de génération. Au tout début dans les années 30, 40, les comics touchent autant les enfants que les jeunes adultes. Très rapidement, les grands super-héros apparaissent dans des émissions de radio, dans des dessins animés qui passent au cinéma. Certains super-héros sont déjà des icônes. C’est une mythologie qui n’a cessé de se renouveler. Dans les années 60, il y a toute la vague des super-héros Marvel qui n’existaient pas avant comme Spider-Man, Hulk, Thor, les Vengeurs, Iron Man… Ce sont des héros nouveaux qui conviennent plus à l’époque. Ils renouvellent le genre. L’Amérique post Vietnam des années 80 voit apparaître des super-héros plus sombres, plus durs.
Stan Lee, disparu récemment, est l’un des créateurs de Spider-Man. Quelle influence a-t-il eu dans le monde des comics ?
Stan Lee est devenue la figure de proue du genre super-héroïque. Mais il ne comptait pas parmi les grands auteurs de l’âge d’or des comics, tels Jerru Siegel et Joe Shuster. C’est plutôt à partir des années 1960 qu’il se fait remarquer en co-créant, avec des artistes comme Jack Kirby, Bill Everett ou Steve Ditko, des personnages comme Les Quatre Fantastique, Hulk, Thor, Iron Man, Spider-Man, Doctor Strange, mais aussi Black Panther et The Wasp, autant de nouveaux super-héros qui fascinent la jeunesse contestataire des sixties. Comme nombre d’auteurs de comics, Stan Lee voit aussi le genre super-héroïque comme un outil politique. En octobre 1968, alors que les États-Unis sont plongés dans la guerre du Vietnam et que Martin Luther King puis Bobby Kennedy ont été assassinés, voilà ce qu’il écrit dans les pages de The Amazing Spider-man n° 65 (octobre 1968) « Nous voulons nous exprimer clairement sur un sujet d’importance : nous croyons que l’homme à une destinée divine et une énorme responsabilité – celle de traiter tous ceux qui partagent ce monde merveilleux qui est le nôtre avec tolérance et respect, celle de juger chaque être humain selon ses propres mérites, et pas selon son origine ou sa couleur […] Nous n’aurons pas de repos tant que cela ne sera pas une réalité, et plus seulement un rêve. Excelsior ! »
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Wonder Woman est l’une des grandes figures du comics. Icône féministe, femme objet et même signe d’un interventionnisme américain agressif… Pourquoi son image est-elle si fluctuante?
Là encore, c’est une question de contexte. Quand William Moulton Marston crée Wonder Woman en 1941 c’est un monsieur très installé, assez âgé, un universitaire reconnu contrairement à Siegel et Shuster qui sont deux jeunes fils d’immigrés. Quand il crée Wonder Woman, le but est de promouvoir le féminisme et tout un discours progressiste. Quand, Moulton Marston meurt, à la fin des années 40, et que la vague Maccarthyste arrive sur le pays, Wonder Woman est renvoyée au foyer. Cela correspond à un moment, celui de la fin des années 40, où les femmes américaines, après avoir travaillé en usine pendant la guerre, sont pressées de redevenir les bonnes épouses aux foyers. En revanche, à la fin des années 60, sous la pression de féministe, Wonder Woman redevient cette icône. C’est un personnage qui n’a cessé de susciter le débat. C’est aussi une question de réception, d’appropriation. Tout le monde veut avoir sa Wonder Woman.
Dès les années 60, les super héros noirs sont représentés mais de manière caricaturale, ou traités en second plan. Il faut attendre juillet 1966 pour que Black Panther apparaisse. À quel degré évaluez-vous l’influence de ce personnage sur le mouvement du Black Power ?
Je n’ai pas de réponse certaine sur la question. Néanmoins, ce qui est sûr, c’est que le personnage apparaît avant le Black Panther Party. À l’époque, l’iconographie de la panthère noire est déjà utilisée par d’autres groupes politiques, notamment pour symboliser un régiment de tankistes américains de la seconde guerre mondiale. Encore une fois, ce sont des spéculations, mais ce qui est intéressant, c’est que ce régiment s’est battu dans les Ardennes comme Jack Kirby l’un des créateurs de Black Panther. Il y a peut- être un lien à faire. Dans certains épisodes des années 70, on voit Black Panther s’affronter avec des militants noirs qui font évidemment échos aux Black Panther. Les éditions Marvel vont alors changer son nom et le rebaptiser Black Leopard pour ne pas l’associer au mouvement. Ça ne va pas durer très longtemps. C’est un personnage qui symbolise à la fois une revendication noire très forte et qui interroge, en même temps, certaines actions du mouvement noir. Black Panther est un anti-Tarzan absolu, qui est un homme blanc primitif vivant dans une Afrique associée à la primitivité. À l’inverse Black Panther est un homme africain, un scientifique accompli, très cultivé.
Avec le film Logan de James Mangold, sommes-nous arrivés à une ère de désillusion où le super-héros n’a d’autre choix que de retourner à sa forme primaire, animale, loin de l’optimisme un peu dépassé de Superman ?
On revient à la question de la modernité et du progrès. La méfiance envers ces deux éléments aboutit à un film comme Logan, un film où l’Amérique n’a plus de super-héros, qui sont devenus des enfants de migrants qui fuient le pays. C’est très parlant comme métaphore. L’Amérique n’incarne plus ou incarne moins cet espoir dans un futur meilleur. Ce rapport désabusé et désillusionné est déjà présent dans les années 70, justement avec un personnage comme Logan, qui n’est pas vraiment un mec cool. Ça n’est pas Captain America qui avec son bouclier protège les gens. Wolverine a des griffes, il tue. Ça n’est pas Batman non plus. Le Batman de la série télé date de 1966, Wolverine de 1974. Huit ans les séparent et entre les deux vous avez le Vietnam. Ça change tout, dans le rapport que l’Amérique entretient avec son image.
Au fil de la lecture de votre livre on mesure à quel point les comics apparaissent comme le miroir déformé de l’Amérique. Se pencher sur l’histoire des super-héros est-ce pour vous l’une des meilleures façons de comprendre l’évolution de la société américaine ?
Oui c’est évident mais pas seulement de la société américaine. Il y a de plus en plus d’auteurs qui viennent d’horizons très différents. L’histoire des super-héros permet de comprendre plus largement la société contemporaine. Il y a de plus en plus des groupes de super-héros très divers qui posent des questions très variées autour de l’écologie par exemple. Les super-héros interrogent au-delà de l’Amérique.
À l’inverse les super-héros français ont été éclipsés dans le temps…
Là dessus je vous renvoie au livre de Xavier Fournier, Super-héros, une histoire française, qui parle très bien de ça. En France, il existe des super-héros d’avant- guerre. Mais après la guerre, il y a une rupture, la notion de surhomme n’est plus envisageable. Les français ont vu le nazisme de près. C’est une des raisons de cette disparition il me semble. Dans la presse, à cette époque, on insiste davantage sur les héros du quotidien, ceux du peuple qui sont des gens ordinaires et pas des personnages avec des super pouvoirs.
J’ai été très surprise d’apprendre que l’on trouve, dès le début des années 90, dans les comics, des super-héros ouvertement gay. Pourtant, au cinéma, la représentation des personnages LGBT semble toujours assez compliquée, en témoigne le film Black Panther de Ryan Coogler pour lequel les scénaristes ont préféré supprimer l’intrigue entre Ayo et Aneka, deux gardes du corps qui tombent amoureuses. Comment expliquez-vous ce décalage ?
Au moment où je finissais le livre, Deadpool 2 est sorti, et il y a une super-héroïne lesbienne dans le film. Il y a trois, quatre ans, j’aurais en effet dit qu’il y a un problème de représentation à l’écran des personnages LGBT. Plus tellement aujourd’hui, notamment grâce aux séries comme Jessica Jones ou Legend of Tomorrow. Ce décalage entre BD et cinéma est probablement dû à une question d’argent. Les films de super-héros coûtent très chers. Il y a une prise de risque moindre que dans le comics, où l’on peut se risquer à faire des choses que les grands studios Hollywoodien ne peuvent pas se permettre. Et puis, encore une fois, il y a la question du contexte. Le mariage pour tous aux États-Unis date de 2015. Cela a peut être encouragé les producteurs à davantage s’emparer de cette question. Il ne faut jamais oublier le contexte. Les comics peuvent parfois devancer la société mais parfois ils la suivent.
Il y a une profusion de films et de séries de super-héros aux États-Unis. La figure du super héros est-elle inépuisable ?
À vrai dire, je n’en sais rien et je ne veux pas le savoir ! Nous, historiens, ne sommes pas très doués pour prédire le futur, mais je pense que ce qui va arriver, vu la tendance actuelle, c’est la production d’histoires de super-héros sur d’autres continents. Je pense qu’il y en a déjà, mais cela reste encore underground. Je pense quand même que les super-héros n’ont pas fini de faire parler d’eux car ils représentent la modernité, ses complexités, ses ambiguïtés.
Propos recueillis par Marilou Duponchel
William Blanc, Super-héros une histoire politique, éditions Libertalia, 2018
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