Violence sociale, violence politique, racisme, peur de l’autre… En 2016, la littérature s’est saisie des problèmes de l’être face à ce qui se joue dans le monde contemporain.
« La romancière Asli Erdogan restera finalement en état d’arrestation pour le chef d’accusation d’appartenance à une organisation terroriste.” La nouvelle est tombée le 23 novembre, alors qu’on attendait la libération de l’écrivaine turque arrêtée le 17 août à Istanbul pour avoir collaboré au journal prokurde Ozgür Gündem (“journal libre”, en turc), l’“organisation terroriste” en question. Asli Erdogan risque la prison à perpétuité. Actes Sud, qui a publié ses huit romans, a prévu de rassembler ses chroniques mises en cause par le régime d’Erdogan dans un recueil : Le silence même n’est plus à toi, à paraître le 4 janvier.
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Susan Sontag pointait le fait que lors de la diffusion des premières photos de guerre (après la Première Guerre mondiale), il était possible de se dire que si nous avions vu ces horreurs avant, nous aurions empêché le pire d’advenir. Un siècle plus tard, l’information va à toute vitesse, les images nous parviennent quasi instantanément et pourtant, nous nous heurtons à une réalité des plus cruelle : nous ne pouvons rien empêcher.
Nous sommes plus que jamais renvoyés à notre impuissance à agir. Pourtant, il nous est encore possible d’entrer en librairie : le 4 janvier, il serait salutaire d’acheter massivement le livre d’Asli Erdogan, en signe de protestation collective.
Si l’on commence ce bilan 2016 par l’arrestation et l’incarcération d’un écrivain, c’est qu’à lui seul cet événement incarne un durcissement de ton, une violence étatique faite aux individus – aux intellectuels – aux portes de l’Europe.
Histoire de la violence, le très fort deuxième roman d’Edouard Louis
Quelques mois plus tôt, en janvier, paraissait Histoire de la violence, le très fort deuxième roman du particulièrement attendu Edouard Louis : en plus d’une réussite littéraire, une vision prophétique de l’inquiétude avec laquelle nous terminons l’année – du despote Erdogan à Donald Trump, jusqu’à Fillon (et derrière eux le monstre Poutine), c’est le retour d’une intrusion (liberticide) dans la sphère privée de chacun qui se profile, et d’une violence sociale appliquée à tous.
A travers l’histoire d’une nuit avec un jeune Kabyle, qui tourne au viol et à la tentative de meurtre, Edouard Louis met en place les mécanismes qui amènent à l’irruption de la violence sur autrui, à la domination dans le cadre de l’intime, et décrit comment celui qui en est la victime la vit. Politique, le texte peut aussi se lire comme une parabole à plus vaste échelle : celle d’un tyran contre son peuple, et celle d’une société contre le faible (le père du jeune homme, émigré, a connu les foyers Sonacotra).
Purity, le meilleur roman de Jonathan Franzen
Les textes les plus passionnants de l’année, en plus de leur véritable envergure littéraire, fouillent de façon très subtile, toujours romanesque, les problèmes de l’être face à ce qui se joue dans le monde contemporain. Dans Purity, son meilleur roman, Jonathan Franzen explore la notion de secret, aussi bien intime que collectif, à travers les démêlés de ses personnages avec un groupe de hackers (type Wikileaks), et malmène, à travers chacun, l’idéalisme de leur jeunesse face au chaos des affects et du social.
Avec Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, Salman Rushdie écrit un puissant conte philosophique
Avec Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, Salman Rushdie met la fable et l’humour au service de la liberté, annonce ce qui allait devenir Daech et écrit un puissant conte philosophique contre les dogmes, islamiste ou autre.
Chanson douce de Leïla Slimani, prix Goncourt
A travers l’histoire d’une nounou qui assassine les enfants du couple de Parisiens chez qui elle travaille, Leïla Slimani fouille les inégalités sociales, montre comment les plus démunis peuvent vivre sous les yeux des privilégiés sans qu’ils les voient, sans qu’ils reconnaissent leur précarité. La jeune femme de 35 ans, dont Chanson douce est paru fin août – deux ans après Dans le jardin de l’ogre, autour d’une femme addict au sexe –, prouve qu’elle excelle à explorer les zones d’ombre de l’individu comme de la société.
Son prix Goncourt a été, pour nous tous, une excellente nouvelle : en plus de récompenser ses qualités littéraires, l’académie a fait preuve d’un geste fort, dans ces moments où le terrorisme frappe, où le racisme et la peur de l’autre font rage, en distinguant une jeune intellectuelle à la double nationalité, marocaine et française.
Double nationalité de Nina Yargekov, l’un des meilleurs romans de la rentrée
Double nationalité, c’est d’ailleurs le titre de l’un des meilleurs romans parus à la rentrée : Nina Yargekov signe un livre en forme d’enquête identitaire autour d’une jeune femme amnésique qui se retrouve un matin, dans un aéroport, avec deux passeports – qui est-on, comment se sent-on, quand on est enfant d’émigré ? Doit-on faire preuve d’amnésie pour “s’intégrer” ? Une belle parabole pour une question jamais vraiment posée de l’intérieur en littérature.
Qu’en aurait pensé la grande Edmonde Charles-Roux, décédée le 20 janvier à l’âge de 95 ans ? Résistante pendant la Seconde Guerre mondiale, cette grande dame des lettres françaises nous manque déjà. En mars, c’est l’hénaurme Jim Harrison qui la suivait.
Bob Dylan, prix Nobel de littérature
Le prix Nobel de littérature remis à Bob Dylan nous a un peu consolés. Il y a eu des pour (dont nous sommes) et des contre. Certes, écrire des chansons, ce n’est pas vraiment la même limonade qu’écrire des romans de 600 pages. Mais ce Nobel nous a démontré, si besoin en était encore, que la littérature ne se résume pas aux seuls romans mais peut s’épanouir au-delà, dans tous les champs, dans la vie même. “Like a rolling stone”.
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