Ce catalogue (dé)raisonné répertorie les livres qui n’existent pas, rêvés mais jamais imprimés. Une entreprise oulipo-borgésienne qui abolit la frontière entre réel et imaginaire.
Les bibliophiles sont d’étranges fétichistes. A l’heure de la dématérialisation progressive des livres, les plus radicaux d’entre eux hurlent à l’apocalypse et construisent sans doute secrètement un abri antinumérique pour leurs volumes reliés et autres éditions rares scrupuleusement classés. Mais il est une autre catégorie d’amoureux de l’objet-livre qui envisagent sa probable disparition physique avec une sérénité toute bouddhique : les collectionneurs de livres imaginaires, ces ouvrages jamais imprimés mais dont on trouve le titre, le nom d’auteur, la description et parfois la critique dans des romans, des pièces de théâtre ou des BD.
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Ce sont “des livres qui s’ouvrent dans les livres”, pour reprendre la définition qu’en a donné l’écrivain britannique Max Beerbohm en 1914. Membre éminent du Collège de pataphysique qui, rappelons-le, se veut une “société de recherches savantes et inutiles”, Stéphane Mahieu a entrepris de répertorier ces œuvres chimériques dans un catalogue érudit intitulé La Bibliothèque invisible, une bibliothèque “aussi idéale que portative” qui fait penser à l’essai de Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres, mais aussi à la Boîte-en-valise, le musée miniaturisé de Marcel Duchamp. Sauf qu’ici il s’agit de boîte crânienne puisque la bibliothèque invisible est purement mentale. Pour autant, ce livre qui recense ceux qui n’existent pas est bien réel. Paradoxal, mais le sujet défie la logique jusqu’au vertige et c’est évidemment ce qui fait tout son charme.
D’impossible lectures rêvées
Dans la préface, Stéphane Mahieu esquisse une histoire de ces œuvres fictives. L’une des premières apparaît au XVIe siècle dans Pantagruel. Il s’agit du “Catalogue de la librairie de Saint-Victor”, liste de titres inventés par Rabelais. Mais c’est avec Borges et ses Fictions, “texte fondateur de la bibliophilie invisible”, que le fonds de commence à s’enrichir de façon considérable, notamment avec le Quichotte de Pierre Ménard, un chef-d’œuvre du genre. Chaque entrée donne le résumé d’un livre fictif, ses modalités d’apparition, etc.
Eclectique et en perpétuelle expansion, invitant à des jeux de miroirs et de mises en abyme entre imaginaire et réel, la bibliothèque invisible contient aussi bien des romans tels que La Barre fixe de Robert de Passavant, évoqué dans Les Faux-Monnayeurs de Gide, des essais savants comme le De nasis, traité sur les nez mentionné dans La Vie et les opinions de Tristram Shandy de Laurence Sterne que des polars (Le Cadavre dans la bibliothèque d’Ariadne Oliver dans Cartes sur table d’Agatha Christie) ou de la poésie (Souris de Gordon Comstock dans Et vive l’aspidistra ! de George Orwell). Certains ont des titres si alléchants et contiennent tant de promesses qu’on regrette qu’ils n’aient pas vraiment vu le jour. Cela arrive parfois. Ainsi le mythique Necronomicon, présent dans plusieurs nouvelles de Lovecraft, a fini par paraître sous la plume de fans et même dans plusieurs versions. Mais en prenant forme, les livres invisibles perdent leur part d’étrangeté. Mieux vaut les laisser à l’état virtuel. D’impossibles lectures rêvées.
La Bibliothèque invisible – Catalogue des livres imaginaires de Stéphane Mahieu (Editions du Sandre), 168 pages, 26 €
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