Dans Disparitions, Bertrand Schefer divague avec brio entre cinéphilie atomisée et mémoires immémoriales. Hanté par une question de haute littérature mais fatalement sans réponse : comment être où je ne suis pas ?
Mais qu’est-ce ? Une autobiographie ? Un essai ? Un précipité philosophique ? Plutôt un récit bénéfiquement impur où l’auteur, sous le couvert de son nom propre, Bertrand Schefer, et à l’abri de son titre programmatique, Disparitions, ne raconte des lambeaux de son existence que pour fuir vers d’autres horizons que ceux des confessions misérables (ma maman, mon papa) et des jérémiades à bâiller d’ennui. Au fait, qu’est-ce qu’une vie ? Bertrand Schefer le dit sur le tard : “Une nappe de brume informe dont seules parviennent à se dégager certaines strates d’épaisseur et de densité, d’opacité ou d’évanescence.”
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Il écrit à tâtons dans un brouillard où ses passions privées s’ouvrent sur nos propres vies, percluses de flous inquiets et de bonheurs nébuleux. Une chambre noire qui est une chambre d’échos. Ce qui fait le lien, c’est un couloir inaugural où il fait bon le suivre à pas de loup : celui qui mène à une salle de cinéma et permet d’en sortir. Shock Corridor à l’aller comme au retour. Ce qui s’agite sur un écran, c’est toujours, fiction maximale, la vie des morts. Histoires de fantômes donc.
“Seuls dans notre chambre noire”
Il suffit d’admettre qu’on va au cinéma pour y croiser des spectres du réel, se plonger dans un torrent amniotique de paysages, de visages, de corps. Un bain d’acide aussi puisque, au bout de la mémoire, centrifugeuse à ranger et déranger, tout se dissout dans un continuum ancestral : “Tous debout, assis, allongés, enlacés, parlent la même langue, la langue maternelle du temps.” Et laisser les fantômes nous squatter.
Drôle d’état, entre coma et vigilance : “Nous sommes seuls dans notre chambre noire. Nous lâchons prise. Les histoires arrêtées se poursuivent en nous. Nous imaginons leur suite. Nous sommes leur suite et leur avenir.” Effet de déjà-vu, en miroir du jamais-vu. Car toute image, a fortiori l’image de cinéma, documente l‘apparition de sa disparition, telle “une puissance ultime et une arme secrète”.
Visions extravagantes
A l’aune d’une cinéphilie éclatée, de Hitchcock à Kiarostami, de Clouzot à Cocteau, de Duras au Misery de Rob Reiner, ce sont les films qui aiment le narrateur plutôt que l’inverse. Mais Bertrand Schefer le leur rend bien, quand il exhausse l’ordinaire de la critique par des visions extravagantes. Pour l’exemple, des pages fulgurantes sur la vraie-fausse partie de tennis sans balle ni raquette qui conclut le Blow-Up d’Antonioni : “On y filme purement de l’invisible et, pour ainsi dire, le comble de l’absence.”
Mais il n’y a pas que les films qui hantent nos vies. Il y a des livres (Austerlitz de Sebald), des photographies (un lit défait par Felix Gonzalez-Torres), des anecdotes essentielles comme celle du jeune Giacometti se creusant un trou dans la neige, à la fois refuge et observatoire, “un endroit très chaud et noir où il est certain d’éprouver la plus grande joie possible”. Comme l’écrit Bertrand Schefer dans la première phrase de Disparitions : “Ça y est, nous y sommes.” Mais où ? Tout de joie, sur l’écran blanc de nos nuits noires.
Disparitions (P.O.L), 224 p., 18 €
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