Histoire d’amour absolue, indépassable, Belle du Seigneur, le livre culte d’Albert Cohen, traumatise chaque jour de nouveaux lecteurs. Un drame qui ne peut plus être tu.
Tu as 15 ans et, cet été, tu as décidé de lire ce roman dont tu as tant entendu parler. En tournant les pages jaunies de ton édition de poche, tu as la sensation de rejoindre une confrérie, celle des lecteurs de Belle du Seigneur. Sur le pont du bateau, sur la plage, dans le jardin, près de la piscine ou dans ton lit, tu restes rivé(e) à ton livre, subjugué(e) par l’aura de Solal le magnifique et par la beauté d’Ariane et de ses « seins fastueux », aimanté(e) à leur passion sublime, au lyrisme exalté d’Albert Cohen qui embrase ton coeur adolescent.
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Dorénavant, pour toi, l’amour ne peut être qu’absolu, « poétique », « prodigieux », préservé du prosaïsme le plus vil – la mauvaise haleine au réveil, les borborygmes, « le grondement préliminaire et terrifiant de la chasse d’eau, tumulte funeste ». Si bien que, pendant longtemps, tu préféreras frôler l’occlusion intestinale plutôt que de te rendre aux toilettes en présence de l’être aimé.
L’une des œuvres les plus vendues
Après sa parution, en 1774, le roman de Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, fut accusé d’être à l’origine d’une vague de suicides. Mais personne n’a évoqué les effets autrement dévastateurs de Belle du Seigneur. Publié en 1968, le livre culte d’Albert Cohen, qui reste à ce jour l’une des œuvres les plus vendues de la collection Blanche chez Gallimard – c’est dire l’ampleur des dégâts -, a déjà engendré au moins deux générations sentimentalement traumatisées, aux illusions réduites en charpie sur « la toile cirée de l’habitude », des êtres incapables de concevoir une relation amoureuse hors d’une chambre du Ritz et d’envisager une histoire qui ne soit pas au minimum idéale, fusionnelle, grandiose, tragique. Ou alors, autant en finir avec un flacon d’éther.
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Les femmes attendent désespérément leur Solal, Don Juan superbe et torturé, et finissent le plus souvent avec des clones d’Adrien Deume, l’époux falot et pathétique d’Ariane, ou avec de pauvres ersatz de Solal, fiers de leurs grotesques « babouineries » et de leurs petits manèges de séduction.
Ennui et érosion des sentiments
Les hommes eux, rêvent d’une Ariane soumise et sensuelle, qui les aime et les vénère jusqu’à fumer leurs mégots de cigarettes et surtout jusqu’à rompre avec toutes les conventions bourgeoises. Mais rares sont les femmes qui peuvent se permettre de passer autant de temps dans un bain qu’Ariane et qui ont le loisir de se consacrer exclusivement à se magnifier pour celui qu’elles aiment.
En revanche, le réel se révèle extrêmement fidèle au livre dès lors qu’il est question de l’érosion des sentiments, de l’ennui qui s’installe dans le couple, des dîners silencieux faute de sujets de conversation, tout ce que Cohen décrit avec une implacable cruauté, qui elle aussi fait des dégâts sur les âmes sensibles. Mais les victimes de Belle du Seigneur tiennent peut-être enfin leur revanche sur ce livre qui a ruiné leur vie sentimentale : l’adaptation cinématographique à venir avec Jonathan Rhys Meyers et la top-model russe Natalia Vodianova, dont l’affiche kitschissime laisse présager le pire.
Elisabeth Philippe
Belle du Seigneur d’Albert Cohen (Folio), 1 109 pages, 11,50 €
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