Publié alors que les affrontements de rue battent leur plein, les amours destructrices de Solal et Ariane séduit des deux côtés des barricades. Alors, classique ou révolutionnaire ?
Lorsqu’en mai 1968 paraît Belle du seigneur, Albert Cohen a 73 ans et vit à Genève, loin des tourments parisiens. Son livre, immédiatement salué comme un monument, est mis sur le même plan que les œuvres de Proust et de Joyce, par essence révolutionnaires puisque hors normes.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Sur près de mille pages, Cohen raconte un amour absolu, obsessionnel et destructeur. L’histoire se déroule dans les années 1930, Solal est un diplomate en poste à la SDN, à Genève, Ariane vit dans la bourgeoisie protestante. Son mari est un ambitieux, Solal un grand séducteur. Leur coup de foudre porte en lui les germes de son échec. Solal s’en veut de son emprise sur Ariane, et elle s’épuise à être parfaite pour lui.
Lorsque l’Académie française accorde son Grand Prix à Belle du Seigneur, les journaux de droite comme de gauche approuvent ce choix. A première vue, le texte est à l’opposé des engouements de l’époque. Alors que la modernité sert de mot d’ordre et que le genre romanesque semble révolu ou du moins fortement remis en cause, un vénérable vieillard publie une énorme fiction qui se déroule au passé.
https://www.youtube.com/watch?v=jgoWaje4NNk
La modernité d’un auteur de 73 ans
Pourtant, avec son alternance de voix, ses monologues sans ponctuation et son ironie désespérée, Belle du Seigneur est très novateur et surtout très libre, comme ne manque pas de le faire remarquer François Nourissier qui dans Les Nouvelles littéraires salue le “débraillé” de ce texte et son “abondance de tons”. Car toutes sortes de personnages, parfois à la limite du burlesque, se bousculent autour des deux héros tragiques, à commencer par les cinq cousins de Solal, débarqués de Céphalonie et totalement exotiques à Genève.
Dans Le Nouvel Observateur, Jean Freustié dit qu’il s’agit d’un livre “pour casser tout”. Cohen lui-même était conscient de sa modernité : “Je suis le premier qui ait fait uriner Ariane dans mes pages.” On peut aussi remarquer la lucidité avec laquelle Albert Cohen dénonce les lois qui régissent la société, les rapports entre les dominants et les dominés, particulièrement entre les hommes et les femmes, semblant ainsi inaugurer bien des débats qui vont agiter le mois de mai cette année-là.
Enfin, lorsqu’il transforme Solal en Juif errant, chassé de la SDN pour avoir dénoncé les nations qui refusaient d’accueillir les Juifs allemands persécutés, il se révèle, à sa manière à lui, un auteur engagé. Sylvie Tanette
Belle du Seigneur (Folio), 1 120 p., 13,10 €
{"type":"Banniere-Basse"}