La Suédoise Sara Stridsberg signe un texte magnifique, qui rend hommage à un père borderline.
“Personne n’a vraiment cru que Jim deviendrait un vieux monsieur. Il a toujours vécu en marge du temps, selon des règles édictées par lui seul, comme un grand enfant turbulent et dangereux.” Dans Darling River, sorti en 2011, un père embarquait sa fille pour des virées nocturnes à bord de sa Jaguar décatie.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Aujourd’hui, Sara Stridsberg revient sur cette étrange figure paternelle. Lorsque sa narratrice, Jackie, était ado, son père Jim était interné à Beckomberga. L’établissement a réellement existé. Construit dans la banlieue de Stockholm à la fin des années 1920, c’était un des plus grands hôpitaux psychiatriques d’Europe. Il a été fermé en 1995, ses locaux détruits ou transformés. Jim est désormais un vieux monsieur exilé en Espagne. En visite en Suède, il apprend la mort du médecin qui le soignait à Beckomberga. Alors il demande à Jackie si elle se souvient.
Chez Stridsberg, les souvenirs sont obsessionnels. Ils surgissent et s’emparent du quotidien. Il est temps pour la narratrice de réfléchir à son passé et d’interroger ce père qui a renoncé depuis longtemps à entrer dans la normalité et arrive aujourd’hui au terme de sa vie. Elle ne se noie pas pour autant dans le passé, retenue dans le présent par son petit garçon, dont la seule existence l’empêche de sombrer.
Une jeune romancière très tôt remarquée pour sa radicalité
Sara Stridsberg vient d’être élue à l’Académie suédoise et fera donc partie de ceux qui décerneront le prochain Nobel de littérature. Cette jeune romancière a été très tôt remarquée pour sa radicalité, avec notamment un texte autour du personnage de Valerie Solanas, féministe qui a tenté d’assassiner Andy Warhol.
Ici, sa narratrice est une femme libre, qui ne se vit pas en victime et parvient à regarder avec tendresse sa drôle d’adolescence passée auprès de ce père borderline. Stridsberg sait trouver les mots, simples, poétiques, pour dire l’indicible, la douleur muette d’une enfant dont le père aux innombrables tentatives de suicide lui échappe.
Elle nous emmène flâner autour des bâtiments de Beckomberga, pleins de vie quand Jim y était, aujourd’hui vides et fermés, effrayants. Les souvenirs sont autant de pierres que la romancière dépose pour construire son roman, dont l’architecture parfaite renvoie à celle, labyrinthique, de l’imposant hôpital.
Une ode à la tolérance, au droit à s’isoler
Ce lent travail de construction, fait de dialogues minimalistes où derrière chaque mot s’ouvre un gouffre, crée un texte tout en émotion, lourd de chagrin. Mais parce que l’auteur se garde de porter un jugement sur ses personnages, ce livre est surtout une ode à la tolérance, au droit à s’isoler de la marche du monde.
Stridsberg, dont le propre père a été interné à Beckomberga dans les années 1980, rend ici hommage à un perdant magnifique, marginal malheureux qui n’entre pas dans l’image paternelle traditionnelle, mais au fond protège les siens du conformisme. C’est aussi de ce fait-là un beau roman sur la façon d’être une famille, malgré tout, de trouver sa place de fille puis de mère, et faire de son mieux.
Beckomberga – Ode à ma famille (Gallimard), traduit du suédois par Jean-Baptiste Coursaud, 384 pages, 21 €
<< Lire le premier chapitre
{"type":"Banniere-Basse"}