Trente ans après le génocide rwandais, Beata Umubyeyi Mairesse publie “Le Convoi”, le livre-événement de cette rentrée : une enquête qui reconstitue sa fuite du Rwanda à 15 ans en juin 1994, et celle des autres enfants qui furent sauvé·es par un même convoi humanitaire. Ou une plongée dans l’horreur. Entretien.
Beata Umubyeyi Mairesse a 45 ans, vit à Bordeaux et n’en est pas à son coup d’essai – elle a déjà écrit, depuis 2015, sept fictions sur le thème du génocide rwandais, du fait d’être une survivante et de l’exil –, mais c’est en passant au récit autobiographique qu’elle crée l’événement de cette rentrée littéraire d’hiver, à la manière dont Neige Sinno impressionnait la rentrée dernière avec Triste tigre.
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Car Mairesse partage avec Sinno la même façon de reprendre le fil d’une pensée, d’une recherche, pour faire avancer le récit, la même façon d’hybrider les genres – écriture de soi, enquête, essai… – pour tenter de dire l’impensable, d’aller au fond de l’indicible. Ici, il ne s’agit pas du viol, mais du Rwanda, du génocide dont elle a été la survivante à 15 ans, grâce à l’un des convois humanitaires de l’organisation suisse Terre des hommes, officiellement réservé aux enfants de moins de 12 ans, mais où la jeune Beata et sa mère ont pu se cacher. Si le point de départ et le fil rouge du récit résident dans la quête des rushes réalisés par des reporters de la BBC du convoi, sur lesquels figureraient la jeune fille et sa mère, chaque chapitre reconstitue l’horreur du génocide fulgurant qui prit place d’avril à juin 1994, et toutes les étapes qui ont permis à Beata Umubyeyi Mairesse de s’en échapper.
Le Convoi est aussi le récit, glaçant, d’un autre impensable : les Hutus qui disent aller “au travail”, ce qui signifie massacrer à coups de machette leurs voisins Tutsis. D’emblée, les dénonciations, les trahisons, le sang, les viols, la terreur. Mais aussi la chaîne de bonté qui se met en place pour sauver des vies, dont celles de l’autrice et de sa mère. Le Convoi, une œuvre de mémoire importante, en même temps qu’un texte à la force littéraire. À lire absolument.
Pourquoi la fiction n’a-t-elle plus été possible pour dire le génocide au Rwanda et votre fuite à 15 ans dans un convoi humanitaire ?
Le choix de la fiction dans mes premiers livres me permettait de trouver une forme qui mette à distance, à la fois pour les lecteur·ices dont j’avais compris qu’ils et elles n’étaient pas toujours prêt·es à entendre nos histoires du génocide contre les Tutsis, et aussi pour moi qui n’étais pas prête à “livrer” mon vécu à des inconnu·es. Quand j’ai commencé mon enquête sur le convoi qui m’a sauvé la vie, le 18 juin 1994, je ne pensais pas en faire un livre, je souhaitais retrouver les acteur·ices de cette journée si particulière, et surtout les autres enfants auxquel·les je voulais remettre les quelques photos que j’avais trouvées.
Puis, en retrouvant Alexis Briquet, l’humanitaire suisse de Terre des hommes qui a organisé les convois, et en discutant avec lui, j’ai réalisé que ce sauvetage absolument inouï (avec sa compagne Deanna Cavadini et l’aide d’une poignée de personnes, ils avaient pu exfiltrer plus de 1000 enfants) n’avait été raconté par personne, avait finalement laissé très peu de traces dans la mémoire collective. Alexis est mort brutalement, quatre mois après notre premier contact. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment décidé d’écrire ce livre. La réalité dépasse parfois la fiction. Celle-ci en l’occurrence n’avait besoin d’aucun artifice littéraire.
Vous écrivez que les récits de ces événements ont principalement été faits par les Occidentaux, humanitaires, journalistes, politiques, etc. Avez-vous l’impression que la parole des survivant·es du Rwanda n’a pas pu s’exprimer, ou pas pu être entendue ?
Les survivant·es ont tout de suite témoigné. Entre nous, dès qu’on se retrouvait, on en parlait vraiment beaucoup. Et depuis, nombre d’entre nous ont écrit leur récit. J’entends parfois certains journalistes dire que les gens étaient silencieux. Ce n’est pas parce qu’on ne leur parlait pas – parce que certain·es n’avaient pas confiance en ces “Blancs” dont on savait que par ailleurs “les leurs” nous avaient abandonné·es, voire, pour les Français, avaient soutenu le gouvernement génocidaire – qu’on ne parlait pas à d’autres. Il y a une sorte d’ethnocentrisme comme ça chez les journalistes à penser que leur expérience est universelle, non ?
Dès la fin des années 1990, des survivant·es ont publié leurs témoignages, écrits seuls ou avec des journalistes : Yolande Mukagasana, mon amie Annick Kayitesi (que je cite souvent, car elle était aussi dans un convoi de Terre des hommes), Vénuste Kayimahe, Esther Mujawayo, Révérien Rurangwa… Il me semble surtout que ces voix n’ont pas été assez entendues en dehors du Rwanda.
C’est aussi pourquoi vous avez ressenti l’urgence d’écrire votre propre récit ?
Aujourd’hui, si on demande à un non-rwandais·ses de citer une référence sur le sujet, il ou elle vous parlera des textes écrits soit par des étranger·ères, surtout occidentaux·les, soit par des rwandais·es qui n’étaient pas au Rwanda durant le génocide. Ces textes aussi sont importants, mais à côté d’eux, il me semblait essentiel de remettre notre expérience directe de rescapé·es au centre de la narration. Et pas seulement mon vécu personnel, mais celui de tous les enfants du convoi, du moins de celles et ceux que j’ai retrouvé·es, qui m’ont confié leur histoire.
Je pense en vous répondant à ces mots de Paul Celan dans un de ses poèmes : “Personne ne témoigne pour le témoin.” C’est une vraie question que je ne prétends pas avoir épuisée : qui peut témoigner de la catastrophe ? À mon sens, toute personne qui se sent concernée peut le faire, mais à condition qu’elle dise clairement d’où elle parle, et toujours en respectant la singularité de la voix des rescapé·es.
Pourquoi avez-vous choisi, comme structure narrative, le fil rouge de la quête des photos prises de votre convoi ? Pourquoi était-ce important de voir, des années après, des traces de ce que vous aviez vécu ?
C’est une bonne question, que j’avoue ne pas m’être posée durant l’écriture. Cette structure s’est imposée à moi, simplement. Ma quête a vraiment commencé par ce souhait de retrouver l’image dont on m’avait dit qu’elle existait. Je ne l’ai toujours pas trouvée, mais je continue de croire qu’elle est quelque part, oubliée dans un fichier, sans doute dans les archives d’une revue en Italie ou dans celles de la BBC. Des gens nous ont dit, peu après notre sauvetage, nous avoir vues à la télévision britannique au moment où le convoi traversait la frontière entre le Rwanda et le Burundi. Plus d’une décennie après les faits, mon mari m’a convaincue de contacter les journalistes qui avaient accompagné le convoi et c’est véritablement là, en 2007, que j’ai entamé tout le travail d’enquête et de mémoire que je raconte dans le livre.
J’ai réussi à retrouver beaucoup d’images du convoi, dont l’une où je figure est en bandeau du livre. Mais je cherche encore celle sur laquelle j’espère voir mon visage clairement, sans doute pour voir ce qu’il pouvait exprimer à ce moment précis où je deviens une survivante. Nous étions à la fin du XXe siècle, une époque déjà où la photographie était partout. Et paradoxalement nous, les survivant·es, avons très peu d’images de notre expérience personnelle de ces trois mois durant lesquels nos vies ont basculé. Cette image manquante – et je reprends ici l’expression de Rithy Panh que je cite en exergue – est un des moteurs de mon récit.
À la fin, vous abordez aussi la question du mensonge que peuvent colporter les images prises par les Occidentaux en temps de génocide, créant l’amalgame injuste entre Hutus et Tutsis, comme si tous étaient les victimes d’une “guerre”…
Je pose en effet la question de ce discours photographique qui a été fait de notre histoire par des étranger·ères qui ne comprenaient pas, ou ne se donnaient pas la peine de comprendre, ce qu’ils ou elles voyaient. La génocide des Tutsis a été immédiatement suivi de l’immense exil de la population rwandaise hutu qui fuyait le pays, emportée – de gré ou de force – par le régime génocidaire hutu. Ce dernier craignait les représailles de l’APR (Armée patriotique rwandaise, constituée essentiellement de Tutsis jusqu’alors en exil dans les pays limitrophes, fils et filles des Tutsis ayant fui les pogroms des années 1950 à 1970), APR qui venait de mettre fin au génocide.
Le monde, qui était demeuré les yeux grand fermés devant notre extermination, s’est précipité au chevet des réfugié·es dans des camps où avait éclaté une épidémie du choléra. Alors que ces camps abritaient une grande partie de ceux qui avaient commis les crimes, leurs images ont, durant les décennies suivantes, été utilisées par les médias occidentaux pour illustrer le génocide des Tutsis. Et très vite, les révisionnistes ont utilisé le terme de “génocide rwandais” pour faire de tout le monde des victimes. Des Hutus démocrates ont été assassiné·es en 1994 par les génocidaires, parfois avec leurs familles, tué·es parce qu’ils ou elles refusaient de participer aux massacres ou parce qu’ils ou elles avaient été des opposant·es à la dictature. Mais la très grande majorité des victimes l’ont été parce que leur carte d’identité (instaurée à l’époque coloniale belge) indiquait qu’elles étaient tutsis.
Le Rwanda est assez symptomatique d’une réalité dont on parle très peu à mon avis : les faits historiques africains ont depuis très longtemps été racontés au monde par les Occidentaux et malheureusement, parfois, de façon erronée, caricaturale.
L’un des reporters de la BBC que vous retrouvez se dit, des décennies après, souffrir de PTSD lié à ce qu’il a vu au Rwanda. Et vous ? Comment s’est formée votre personnalité, votre rapport aux autres, du fait d’avoir vu des voisins (Hutus) massacrer leurs voisins (Tutsis) du jour au lendemain ?
Je me suis régulièrement posé cette question. D’une part, parce que les Blondelle, ma formidable famille d’accueil française, a eu l’intelligence de m’envoyer très vite consulter une psy (et je n’ai jamais, depuis, cessé de prendre soin de ma santé mentale), et d’autre part, parce que je me suis ensuite engagée dans l’humanitaire. Je sais que je ne souffre pas de PTSD, je sais pourtant que je dois vivre au quotidien avec des peurs irrationnelles. Néanmoins, en choisissant de m’engager dans des combats symboliques contre la mort, professionnellement (contre le sida ou en prévention du suicide), en étant féministe, écologiste et en allant intervenir dans les écoles pour passer des messages anti-racistes, j’ai résolument fait le choix de croire en l’humanité.
Vous écrivez pour prévenir (que l’horreur est possible) ? Pour dénoncer (notamment le rôle de la France et de Mitterrand dans sa proximité avec les génocidaires) ? Ou pour remercier ceux et celles (le cuisinier de l’hôtel, les religieuses, les reporters, les humanitaires de Terre des hommes..) qui ont aidé à vous sauver ?
Je ne pense pas que la littérature ait le pouvoir de prévenir la répétition. Dénoncer, d’autres l’ont fait mieux que moi, je cite par exemple Patrick de Saint-Exupéry et son ouvrage L’Inavouable : la France au Rwanda . Quand je témoigne auprès des plus jeunes, je tente juste d’éveiller leur esprit critique, je fais constamment des liens entre une histoire qui pourrait leur paraître lointaine (il y a trente ans, dans une Afrique que l’imaginaire occidental leur a décrit de façon caricaturale) et notre réalité ici et maintenant.
Je leur parle de la propagande qui a nourri le génocide au Rwanda tout en les invitant à s’interroger sur le fonctionnement et le financement des médias en France et dans le monde, de certaines télévisions en particulier ; je leur parle de la banalisation des propos racistes dans notre pays, des ressorts des violences sexistes, homophobes, antisémites, islamophobes qui minent notre société. Mais surtout, plutôt que de m’appesantir sur la banalité du mal, j’essaie de souligner la possible banalité du bien. Il ne s’agit pas de faire le portrait de héros extraordinaires à suivre, mais de leur montrer que chacun·e peut, à l’image des gens qui m’ont aidé, poser un geste d’humanité.
Et puis j’écris aussi tout simplement pour informer, faire en sorte que les gens entendent nos histoires. La littérature permet plus d’identification que les textes journalistiques ou d’histoire, notamment dans les collèges et lycée. Mon recueil de nouvelle Ejo est ainsi autant utilisé par des profs de français que par des profs d’histoire-géo (il est accompagné d’un livret pédagogique).
Y a-t-il un rapport entre l’hôtel où vous et votre mère avez été cachées et celui du film Hôtel Rwanda ? D’ailleurs que pensez-vous des représentations qui ont été faites de cette histoire ?
Non. Dans le film il s’agit de l’hôtel des Mille Collines de Kigali. Moi, j’étais à Butare. Le film Hôtel Rwanda est assez symptomatique de cette image caricaturale made in Hollywood qui a été longtemps véhiculée par d’autres, sans nous. Je conseille plutôt le film Sometimes in April, réalisé par l’haïtien Raoul Peck pour HBO, à mon sens bien plus réussi. Mais surtout, il y a aujourd’hui toute une génération de réalisateurs rwandais qui proposent au monde un récit nouveau, complexe et très juste de nos histoires et je vous invite à les découvrir : Kivu Ruhorahoza, Joël Karekezi, Samuel Ishimwe, Mbabazi Sharangabo…
Finalement, êtes-vous satisfaite de la réponse de la France face à sa responsabilité au Rwanda ?
Le rapport de la commission Duclert de 2021, qui reconnaissait des “responsabilités lourdes et accablantes” de la France, a été une première étape importante après plus de deux décennies de déni. La question du jugement des nombreux génocidaires présumés réfugiés en France, et qui y vivent en toute impunité avec pour certains des plaintes très anciennes, reste un vrai problème. Le Collectif des Parties civiles pour le Rwanda (CPCR) et d’autres associations comme Ibuka, Cauri, etc, qui se battent pour qu’ils soient condamnés, n’ont eu de cesse de souligner que ce volet juridique était trop lent et qu’il en allait aussi d’une volonté politique. La question de la non-repentance à laquelle sont arc-boutés certains politiques est un vrai mystère pour moi et dit sans doute quelque chose d’une certaine façon, crispée, de penser le passé.
Pensez-vous poursuivre avec le récit de votre arrivée en France ?
Non, pas sous la forme de récit. Mais l’exil, l’expérience d’être une personne immigrée, racisée en France, sont des sujets importants dans mon travail de fiction : dans les romans (Tous tes enfants dispersés et Consolée, Autrement) ou mon album jeunesse (Peau d’épice, Gallimard jeunesse).
Le Convoi de Beata Umubyeyi Mairesse (Flammarion). 334 p, 21 euros. Vient de paraître.
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