Toujours aussi défricheur, l’éditeur indépendant de bande dessinée fête ses 20 ans. Un anniversaire célébré ici par sept jeunes auteurs chamboulés par L’Association, qui les publie aujourd’hui.
« Intransigeance et opiniâtreté.” C’est ainsi que Jean-Christophe Menu, maître d’oeuvre de L’Association, définit les valeurs de cette maison d’édition indépendante qui fête aujourd’hui ses 20 ans. Vingt années de vision, d’intégrité et d’engagement pendant lesquelles L’Association a bouleversé les formats, révolutionné la narration, repoussé les frontières de la recherche graphique. En publiant de jeunes auteurs d’oeuvres poétiques, autobiographiques, fantaisistes ou de reportage, elle a apporté un souffle nouveau à la bande dessinée française
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En 1990, L’Association arrive dans un paysage BD appauvri, où règne la série XIII, où Futuropolis, alors l’éditeur le plus novateur de l’époque, vit ses dernières heures. C’est pourtant là que sort en janvier 1990 la revue Labo, où figurent Trondheim, Stanislas, Killofer, Menu, Mattt Konture… Avec David B., les cinq dessinateurs fondent L’Association en mai 1990 avec pour ambition le “remodelage nécessaire de ce cher neuvième art”, comme le réclamait quelques mois plus tôt l’éditorial de Labo.
D’emblée, L’Association fait la part belle à l’expérimentation, sort des albums en noir et blanc aux couvertures souples, dans des formats variés, loin du classique album cartonné de 48 pages. Ses audaces sont récompensées par quelques beaux succès, comme Slaloms de Lewis Trondheim, primé à Angoulême en 1994, ou L’Ascension du haut mal de David B.
Outre les oeuvres de ses fondateurs et des revues (L’Eprouvette, Lapin), L’Association publie Joann Sfar (Pascin), Blutch (Le Petit Christian), Emmanuel Guibert (La Guerre d’Alan), Dupuy et Berberian (Le Journal d’un album). Puis arrivent Marjane Satrapi et l’impressionnant succès de Persepolis. Alertées par ce best-seller, les maisons d’édition traditionnelles se mettent à publier des albums qui copient mais n’égalent que rarement les oeuvres de L’Association.
De nombreux auteurs maison sont débauchés pour des publications, voire des postes éditoriaux : Joann Sfar lance la collection Bayou chez Gallimard, Lewis Trondheim Shampoing chez Delcourt. Mais à L’Association, querelles d’opinion et divergences de carrière commencent à saper l’entente des fondateurs : David B., Trondheim et Stanislas claquent la porte au milieu des années 2000. Cela n’empêche pas la maison d’édition de rester fidèle à sa politique d’auteurs et de se renouveler, comme le montre XX/MMX, copieux ouvrage célébrant ses 20 ans, où plus de quatre-vingts auteurs revisitent une de leurs pages.
Surtout, en relançant la revue Lapin en 2009 et en publiant de nouveaux noms dans la petite collection Mimolette, L’Association s’est ouverte à une jeune génération qui prend dignement le relais. Lucas Méthé, Nine Antico, Sandrine Martin, Grégoire Carlé, Manuel, Erwann Surcouf et Matthias Picard, que nous avons rencontrés, en font partie. Pourtant, ce n’est pas avec Sfar et Trondheim qu’ils ont découvert la BD. Tous ont grandi avec les classiques. Pour Grégoire Carlé, auteur dans la collection Mimolette de Baku, trilogie revisitant le folklore japonais, c’était Thorgal et Tintin (“J’adorais l’épisode au Congo, celui qu’il ne faut surtout pas aimer !”) puis Brecchia, Muñoz et Loustal.
Sandrine Martin, dont les histoires douces amères paraissent dans Lapin, cite également Tintin et Yoko Tsuno. Matthias Picard, qui raconte, toujours dans Lapin, l’histoire de Jeanine, une prostituée âgée, a éprouvé son premier choc à la lecture de Maus d’Art Spiegelman :
“Vers 12 ou 13 ans, j’ai fait remarquer à ma mère qu’il devait y avoir une erreur dans la bibliothèque : une BD était rangée avec les livres. Elle m’a laissé la feuilleter. J’ai vu un dessin noir et blanc très éloigné de ce que je connaissais, avec des types à têtes de souris qui n’avaient pas l’air de blaguer. Je lui ai demandé si elle avait aimé. Elle m’a répondu que c’était trop dur pour elle, qu’elle n’avait jamais réussi à la finir tellement ça l’avait rendue malade. Apprendre qu’il y avait une BD que ma mère ne pouvait pas lire, ça a été mon premier choc. La lire a été le deuxième.”
Pour Erwann Surcouf, aux récits teintés d’humour noir, la découverte fut
“peut-être le tome 5 de Rubrique-à-Brac de Gotlib, vers 8 ou 9 ans. Je ne comprenais pas les trois quarts des allusions, mais déjà tout était bouleversé”.
Pour cette génération curieuse et avide de BD, L’Association arrivait à point.
“Mes parents avaient récupéré un trésor underground des années 70 : des centaines de numéros de Charlie Mensuel, L’Echo des savanes, Actuel, Hara-Kiri, quelques fanzines américains aussi, dont Zap Comix. D’un bloc, je m’étais pris en pleine tronche Crumb, Alex Barbier, Masse, les frères Varenne, Copi, Reiser, Buzzelli, Kamagurka… Découvrir bien plus tard Mattt Konture, David B., ça coulait de source, comme retrouver des visages familiers dans la foule,”
explique Erwann Surcouf.
En remettant en question la bande dessinée classique, L’Association a offert à tous ces jeunes auteurs de nouvelles perspectives graphiques et narratives.
Nine Antico, auteur du magnifique Coney Island Baby, témoigne :
“Je ne savais pas que ça pouvait aussi être ça la bande dessinée. Que ce n’était pas un paysage délimité. Que le champ des possibles était aussi large que dans la littérature ou le cinéma.”
Erwann Surcouf aussi a perçu tout de suite cette liberté :
“Dans une librairie rennaise, en tombant par hasard sur Slaloms de Trondheim, j’ai été aimanté par ce dessin et cette façon de raconter, drôle et simple.”
C’est aussi en laissant l’auteur occuper le centre de l’oeuvre que L’Association révolutionne le genre, comme l’explique Grégoire Carlé :
“L’Asso a apporté un regard plus intime qui m’a plu immédiatement. Plus jeune, j’avais un petit journal intime de fille fermé par un tout petit cadenas. Dedans, je notais les vexations et les frustrations d’un enfant de 10 ans. L’Asso m’a permis de découvrir qu’on pouvait être adulte et continuer à faire ce genre de choses.”
Cette valorisation de l’expérience personnelle a également bouleversé Lucas Méthé, auteur de Mon mignon, laisse moi te claquer les fesses, ode cruelle sur la fin de l’enfance.
“Le choc lié à ma découverte de certains livres de L’Association et d’autres éditeurs alternatifs des années 90 surpassa les autres, étant au moins autant humain qu’esthétique. Je me suis senti invité à observer des intériorités d’adultes. J’avais 15 ans, et les bandes dessinées que je lisais auparavant laissaient peu transparaître la voix de leur auteur. La lecture de quelques livres en particulier m’a marqué et épaulé durant une adolescence plutôt solitaire et inquiète ; je pense à Mattt Konture. L’autre impact simultané a été une envie de “participer à l’édifice”. J’ai commencé un embryon de travail autobiographique peu après.”
Alors que leurs aînés avaient tout à créer (ou recréer), comment faire aujourd’hui pour se démarquer et trouver une approche personnelle ? Grâce à la variété de ses formats, L’Association permet d’abord aux débutants d’être décomplexé face au médium, de ne pas redouter de se lancer dans des projets audacieux.
“Ils m’ont appris qu’il n’y avait pas de limites, que ce soit dans le graphisme, dans l’histoire et surtout dans la démarche, confirme Matthias Picard. Un livre comme La Guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert, par exemple, m’a forcément aidé à me lancer dans un projet comme Jeanine. Au début, cela me semblait casse-gueule et beaucoup trop ambitieux, surtout pour un premier projet. Que d’autres aient eu ce type de démarche avant moi m’a sans doute aidé à me jeter à l’eau.”
A 20 ans, L’Association joue plus que jamais son rôle de laboratoire et laisse à ses jeunes auteurs le temps d’évoluer et de trouver leur style.
“La parution trimestrielle de Lapin m’a forcé à aboutir mon histoire, ça m’a donné un rythme et du recul sur chaque chapitre. Sans ça je suis sûr que ça aurait été bien plus laborieux,”
explique Matthias Picard.
Pour Sandrine Martin, Lapin permet “de développer un travail avec un rythme régulier”. Un travail d’autant plus exaltant que les histoires à suivre de Lapin peuvent se transformer en album comme Baku de Grégoire Carlé. La réputation rigoureuse et prestigieuse de L’Association rejaillit sur ces jeunes débutants.
“C’est comme d’être dans la classe bilingue anglais-allemand. On a d’office une certaine crédibilité”
, s’amuse Nine Antico.
Manuel (Invasion “A”, Plan “B”…) reconnaît que L’Association lui a apporté un statut d’auteur :
“J’ai acquis une sorte de légitimité dans le milieu de la bande dessinée avec un travail difficile de prime abord qui ne pourrait pas nécessairement être publié n’importe où, en tout cas pas avec autant de souplesse et de régularité.”
Ces jeunes dessinateurs travaillent également pour d’autres éditeurs ou des fanzines. Mais tous éprouvent une certaine fierté à prolonger l’histoire de cette maison qui a marqué la BD.
“Je suis vraiment en admiration devant le travail accompli, la cohérence, la solidité, la beauté du catalogue,”
s’enthousiasme Sandrine Martin.
Au centre de L’Association, il y a bien sûr Jean-Christophe Menu, qui tient les rênes avec fermeté mais qui, toujours vigilant et curieux, sait ouvrir les portes de sa maison, comme tous le reconnaissent.
“J’ai eu la chance d’avoir Jean-Christophe Menu dans mon jury de diplôme. Baku était mon projet de fin d’étude. Ça lui a plu, il m’a proposé de lui envoyer le projet quand il serait un peu plus avancé”
, explique Grégoire Carlé. Pour Manuel,
“ce qui m’a convaincu de faire mon travail au sein de L’Association, c’est que j’avais affaire à un éditeur qui était également auteur, le dialogue est plus facile”.
Dans l’éditorial qui ouvre XX/MMX, Jean- Christophe Menu se projette déjà dans l’avenir :
“Tout a été copié, recyclé, et redigéré ; et pourtant tout reste à faire.”
Rendez-vous dans vingt ans.
XX/MMX (L’Association), 194 pages, 20 €
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