Succès de librairie depuis sa parution en juin, la BD-enquête “Algues vertes, l’histoire interdite” (éd Delcourt/La Revue Dessinée) revient sur le scandale de ces algues toxiques qui pullulent en Bretagne depuis les années 70. La journaliste indépendante Inès Léraud, qui co-signe cet ouvrage avec le dessinateur Pierre Van Hove, revient pour les “Inrocks” sur ces trois ans d’investigation.
Avec les grandes marées d’équinoxe, les algues vertes viennent encore une fois d’envahir les plages bretonnes, notamment au Cap Coz à Fouesnant, dans le Finistère. Un raz de marée sinistrement chlorophyllé qui n’est pas sans rappeler l’ouvrage Algues vertes, l’histoire interdite. Sortie le 12 juin, cette bande dessinée-enquête donne en effet à voir et à lire trois ans d’investigation au cœur des dessous sanitaires, économiques et politiques du scandale des algues vertes en Bretagne. Co-signée par la journaliste indépendante Inès Léraud et le dessinateur Pierre Van Hove, elle atteint aujourd’hui un tirage cumulé de 35 000 exemplaires.
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“À chaque retirage, les ventes ont frémi rapidement”, explique François Capuron, directeur marketing et commercial chez Delcourt. “Et ce, souvent grâce aux retombées presse, un article en entraînant un autre. Un tel degré d’intérêt des médias reste assez rare pour un ouvrage de ce type, et cela a eu un impact direct sur la demande des librairies.” Comme chez Dialogues par exemple, impressionnant paquebot du monde de la librairie indépendante à Brest, ou encore à Nantes, où l’ouvrage a été très rapidement introuvable. Ailleurs, en Bretagne, particulièrement au nord-ouest de Rennes, il est vite devenu une denrée rare.
“Quand la BD est sortie, j’avais prévu qu’en dix jours, nos exemplaires seraient épuisés”, se réjouit Gilles Perrotin de la librairie Le Marque-Page à Quintin, près de Saint-Brieuc. “Cela a été le cas. En dix ans, je n’ai jamais observé un tel phénomène, en dehors de classiques comme les albums d’Astérix, mais il faut rester conscient qu’il s’agit d’un engouement très géolocalisé.”
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De fait, Algues vertes, l’histoire interdite et son sujet a priori local (même si des algues ont aussi proliféré cet été en Normandie ou en Vendée) devrait finir par se vendre à plus de 65 % en Bretagne au sens large. Mais de quoi parle, au juste, cette BD dont une partie avait déjà été publiée en amont dans la Revue Dessinée ? Retour en force d’un problème invisibilisé, morts suspectes, agriculteurs et consommateurs “prisonniers” des groupes agroalimentaires… Inès Léraud donne aux Inrocks quelques clefs pour mieux comprendre le problème des algues vertes sur les côtes bretonnes.
On a beaucoup parlé des algues vertes cet été. Pensez-vous que la fermeture de l’usine de traitement de Lantic, ou le décès d’un ostréiculteur à Morlaix début juillet [bien que la piste d’une mort liée aux algues vertes ait été écartée, ndlr], ont joué un rôle dans le succès de votre livre ?
Inès Léraud – Plusieurs facteurs l’expliquent selon moi. Il n’y a en effet jamais eu autant d’algues vertes dans la baie de Saint-Brieuc, cela a été une année record. Les riverains de l’usine de Lantic ont subi des effluves plus odorants que jamais. On a vu un problème, qui avait été invisibilisé, refaire surface en force. Autre retournement de situation : la plainte de la famille de Jean-René Auffray, ce joggeur retrouvé mort dans une vasière envahie d’algues vertes au Gouessant.
Les élus avaient toujours parlé à la place de sa veuve, elle a fini par livrer sa vraie version, par expliquer comment on l’avait influencée pour qu’il n’y ait pas d’autopsie. La mort de l’ostréiculteur à Morlaix a aussi été une étape importante, même si le lien avec les algues vertes n’a pas été établi. Il y a d’ailleurs eu deux autres morts suspectes cet été. Mais je crois aussi que les gens se sont habitués à mon émission Les pieds sur terre sur France Culture, et que ça a aidé le livre.
Dans quel sens ?
J’étais depuis trois ans en Bretagne, et mon émission a fini par être vraiment écoutée. C’était la première fois qu’il y avait des enquêtes locales et au long cours diffusées à la radio sur la façon dont l’économie a étendu son emprise sur la vie quotidienne des gens. Du coup, je pense que les auditeurs de France Culture ont eu envie de poursuivre. À côté de ça, mon éditeur ne croyait pas du tout au potentiel de cet ouvrage. Le premier tirage n’était que de 6 000 exemplaires, il l’a sous-tiré quatre fois de suite car on s’est retrouvés régulièrement en rupture de stock. Je crois qu’il ne comprend toujours pas ce succès.
Mon éditeur a tendance à se baser sur des schémas qui ne fonctionnent pas avec mon livre. On en vend très peu en ligne, à peine 10 %, il ne s’en écoule quasiment pas en grande surface. Il a tendance à axer son travail sur des librairies spécialisées en BD ou sur la grande distribution, alors que le livre fonctionne surtout chez les libraires indépendants généralistes. À la Nouvelle Librairie de Saint-Brieuc par exemple, il fait partie des meilleures ventes – il y a quinze jours, 500 exemplaires étaient partis là-bas. Derrière ces acheteurs, il y a bien sûr un public militant, mais pas uniquement. J’ai rencontré un agriculteur ou quelqu’un de chez Lactalis qui se sont vus offrir par leur fille ou leur belle-fille la BD. Elle permet d’articuler plein d’événements entre eux, et, derrière, c’est l’histoire de la Bretagne qui se dessine.
Vivez-vous toujours en Bretagne ?
Non. Actuellement je suis dans les Pyrénées, mais je vais revenir. J’ai ressenti le besoin de prendre l’air, car une forme de pression assez subtile s’est exercée sur moi. J’ai subi pas mal de médisances sur les réseaux sociaux, à travers un tissu de mensonges. Un certain discrédit a été jeté sur moi dans la presse professionnelle, qui est souvent inféodée aux services de presse des industriels.
Est-ce qu’on a tenté de vous faire peur comme cela a été le cas pour André Ollivro, fondateur de l’association Halte aux marées vertes, qui a subi des sabotages, des intimidations et même des menaces de mort ?
Non, car en Bretagne je vivais au sein d’un endroit assez alternatif, je n’étais pas isolée en pleine terre intensive. Et puis, de par mon métier de journaliste, les gens savent que si je subis des pressions directes, je vais les rendre publiques tout de suite.
Comment ont réagi certains interlocuteurs qui en prennent parfois pour leur grade dans la bande dessinée, comme Thierry Burlot [vice-président de la Région Bretagne, chargé de l’environnement et de la biodiversité, ndlr], ou Christian Buson [agronome consultant pour l’industrie agroalimentaire, ndlr] ?
Christian Buson m’a écrit par e-mail : « J’aurais souhaité vous adresser un ouvrage. À quelle adresse postale puis-je vous le faire parvenir ? » Je ne lui ai pas encore répondu, et d’ailleurs il faut que je le fasse. Thierry Burlot, lui, lors d’une signature à Rennes, a demandé à sa fille de nous prendre en photo tous les trois avec Pierre Van Hove, le dessinateur. En fait, les réactions n’ont quasiment été que positives.
Le 8 août sur Twitter, vous constatiez que votre livre était deuxième des ventes devant par exemple Riad Sattouf, “tout ça grâce aux petites librairies”. Les grandes surfaces ont-elles traîné les pieds pour mettre en avant l’ouvrage ?
Au début, les librairies de grandes surfaces type Fnac ou Leclerc n’étaient pas intéressées par le livre. Désormais, elles ont compris qu’elles pouvaient se faire de l’argent avec, donc l’ouvrage se retrouve en tête de gondole. Lorsque nous avons fait les premières signatures chez Gilles Perrotin au Marque-Page, à Quintin, il en avait commandé 100, j’en ai signé 90. Idem au Temps qu’il fait, à Mellionnec, toujours dans les Côtes-d’Armor, où j’ai dû en signer une centaine, sur 150 achalandés. Alors qu’à la Fnac de Rennes, ils en avaient acheté 30, et j’en ai signé 15 – pourtant, pour eux, il s’agissait d’un « bon stock ».
Le rôle joué par la grande distribution et par l’hyperconsommation dans la prolifération des algues vertes n’est d’ailleurs pas tellement développé dans le livre. Pourquoi ? Y avait-il un risque à “charger” le consommateur, qui est aussi un acheteur de biens culturels et donc de BD ?
Pour moi, un des maillons méconnus de la chaîne agroalimentaire en Bretagne, ce sont les coopératives. Il s’agit de groupes dont les dirigeants sont souvent liés à la Fnsea. Du coup, celle-ci a toujours tendance à exhorter les agriculteurs à s’en prendre à la grande distribution, alors que sont les coopératives qui extorquent la valeur ajoutée aux paysans, un peu sur le modèle de Lactalis, groupe totalement privé pour sa part. À la Cooperl aussi, il y a eu des scandales importants liés à la salmonelle. C’est souvent l’Etat qui est à l’origine de ces gigantesques coopératives.
Les coopératives d’agriculteurs ne jouent-elles pas sur une certaine confusion avec les Scop [Sociétés coopératives et participatives, ndlr], profitant de leur aura positive ?
Oui, ces entités ont pu bénéficier de cette aura, et s’appuient sur une bonne image d’économie sociale et solidaire. En plus, elles échappent en partie à l’impôt sur les bénéfices grâce à leur statut. Quant à savoir si tout est de la faute du consommateur, cela a pu être un peu la ligne de défense d’élus, des industriels et même de certains scientifiques à l’Inra. Mais ce raisonnement ne me convient pas car, en général, les tenants d’une telle position sont les décideurs, les acteurs économiques et politiques, qui ont les moyens de changer le cours des événements. Pour moi, c’est un peu comme si on déclarait à propos de telle usine trop polluante que ses ouvriers devraient vraiment changer de mentalité. Les banques et les coopératives devraient bien davantage être remises en question.
Pourquoi ?
On a des plans algues vertes depuis 2010, mais les engrais n’ont jamais cessé de se vendre, cette courbe est même exponentielle. De même pour les pesticides et les plans écophyto. Dans toute cette chaîne de valeur, les agriculteurs ne bénéficient de presque aucune marge. Ils sont prisonniers de crédits à très long terme, de contrats de dix ans avec les groupes agroalimentaires auprès desquels ils doivent se fournir en engrais, médicaments… Ils ne sont plus qu’un banal rouage, de la simple main-d’œuvre, on ne les laisse pas réfléchir sur la façon d’élever leurs bêtes ou sur comment réduire leur consommation en pesticides. Heureusement, la nouvelle loi qui empêchera aux coopératives de vendre des engrais et de conseiller en même temps dans ce domaine les agriculteurs va constituer une avancée en 2021.
Comment s’est faîte la rencontre avec le dessinateur Pierre Van Hove ?
C’est la Revue Dessinée qui m’a proposé d’adapter avec lui mon « Journal breton« , et qui me l’a présenté. On est très intéressés tous les deux par la pensée de Marx. On aime analyser en termes matérialistes la répartition des richesses, les prises de position des gens en fonction de leurs propres catégories sociales. Le monde agricole n’a pas été assez observé selon cette perspective. Les petits agriculteurs comme les administrateurs de coopératives votent en majorité pour la Fnsea, c’est un peu comme si tous les ouvriers de France votaient pour le Medef. Et ce, alors que les agriculteurs ont souvent un revenu équivalent au RSA, sans congés payés, le tout en travaillant 70 heures par semaine.
Les agriculteurs peuvent être gravement endettés, ils doivent payer eux-mêmes leurs propres outils de travail, n’ont aucune sécurité de l’emploi et obtiennent très difficilement de se faire remplacer. J’avais rencontré Thierry Merret, qui a été président de la Fnsea dans le Finistère, et je lui avais demandé : “Comment se fait-il que la Fnsea, ce syndicat si puissant qu’il choisit lui-même le ministre de l’Agriculture, représente en même temps une profession si fragile avec autant de suicides par jour [tous les deux jours selon la MSA, ndlr] ? Puisque la Fnsea est puissante, pourquoi n’a-t-elle pas réussi à mieux défendre ses adhérents ?” Il n’avait pas su me répondre. Mais pour moi c’est clair : les agriculteurs se trouvent dans une précarité où se retrouveraient sans doute les ouvriers s’ils adhéraient au Medef !
Aujourd’hui, n’arrive-t-on pas au paroxysme de cette toute puissance de la Fnsea, quand on voit que Christian Jacob, qui est un ancien exploitant agricole, serait pressenti comme le futur numéro 1 des Républicains ?
Ce n’est guère étonnant dans la mesure où la question de l’aliment est devenu l’enjeu numéro 1. Encore plus avec les changements climatiques et l’appauvrissement des sols.
Comment avez-vous procédé pour votre collaboration avec Pierre Van Hove ?
Nous avons mis un an et demi à concevoir ensemble ce livre. Nous avons commencé début 2017, et l’ouvrage est finalement sorti le 12 juin 2019. Nous avons travaillé sans relâche du début à la fin. Je lui ai envoyé un déroulé, un synopsis puis des story-boards. Il a beaucoup retravaillé les dialogues, y injectant énormément d’ironie. Son envie, c’était de faire une BD d’aventure, de partir sur totalement autre chose que sa précédente, Le voleur de livres, très inspirée par le situationnisme. Il voulait qu’on puisse suivre des personnages comme Pierre Philippe, l’urgentiste de Lannion, sans être forcément dans le commentaire journalistique.
Vous avez réalisé un travail très documenté, comme en témoignent les nombreux fac-similés en fin d’ouvrage. Et puis, régulièrement, il y a dans vos pages des montées irréelles et hyperboliques, comme des chiens bleus morts, à la langue saillante et aux yeux rouges, ou encore des sangliers mauves. N’avez-vous pas eu peur d’amoindrir ainsi la puissance de votre enquête ?
Je n’étais pas du tout d’accord avec ces choix de couleurs. Je souhaitais que la BD reste en noir et blanc, j’adore l’ambiance en ombres chinoises des pages 46 et 47. Mais il n’y a pas eu moyen d’en démordre. Il fallait que le dessin soit percutant, au-delà du commentaire. Je n’étais vraiment pas convaincue par ces cases qui deviennent rouges, ce jaune acide et ce vert algue, certaines personnes m’ont dit que cela donnait un peu la nausée. Mais Pierre Van Hove voulait un album pop, j’ai fini par m’habituer. D’ailleurs, je trouve que cela s’est affiné grâce au travail de la coloriste Mathilda, car je n’étais vraiment pas conquise par ce qui était paru au départ dans La Revue Dessinée deux ans auparavant. Cela ne m’empêche pas de considérer Pierre Van Hove comme un très grand dessinateur, un génie.
Vous avez fait la Fémis pendant un an ainsi que l’école Louis-Lumière. Pourquoi ne pas vous lancer dans un film ou un dessin animé, d’autant que la région Bretagne se met en avant en tant que terres de tournages à travers “Films en Bretagne” ou “Accueil des tournages en Bretagne” ?
Pour moi, la BD est le support idéal. On peut la trouver facilement, en maison de la presse, et est accessible à tous – c’est amusant d’ailleurs de voir que même des enfants de six ans y ont relevé des coquilles, avec par exemple l’inversion des symboles de Peugeot et de Citroën pages 92 et 93. Pas besoin ici de technologies lourdes comme au cinéma. C’est ce que je n’ai pas supporté au sein de ce médium. Avec la BD, zéro moyen sont nécessaires : deux personnes, un crayon et une feuille suffisent, j’ai eu juste besoin de la vieille AX prêtée par mes parents.
Propos recueillis par Nicolas Mollé
Algues vertes, l’histoire interdite, d’Inès Léraud et Pierre Van Hove, éd Delcourt/La Revue Dessinée, 162 p., 19,99 €
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