Seize ans avant de recevoir le Booker Prize, l’auteur déconstruisait dans son deuxième roman l’image du voyou noir de Harlem. Foutraquement drôle.
Un squat de dealers, trois macchabées tout frais et une armoire à glace tombée dans les pommes : bienvenue à Brooklyn. Quand notre héros – Winston Foshay, “Tuffy” pour les intimes – reprend conscience, destination East Harlem, où il retrouve une épouse, un fiston en bas âge et des rues où les corps “fleurissent comme les vers sur les trottoirs après une averse d’après-midi”.
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Y fleurissent également un humour et une tchatche à couper le souffle : si Tuffy, cinéphile à ses heures, voue un culte au premier volet des aventures d’Antoine Doinel, c’est l’écriture qui fait ici les quatre cent coups, alignant en mode feu d’artifice rebondissements, emprunts à l’argot hip-hop, bordées de “négros” ou de “motherfuckers” et gags aux registres s’échelonnant du pur slapstick au macabre le plus glaçant. Avec, en sus, des éclairs de poésie confirmant la vocation – autrefois mise en chanson par le Ben E. King de Spanish Harlem – de l’asphalte new-yorkais à faire éclore des roses autant que des cadavres.
En troquant le Los Angeles de American Prophet (1996) pour le Harlem de Tuff (publié aux Etats-Unis en 2000), Paul Beatty se rapprochait du berceau de la littérature afro-américaine – un berceau qu’il secoue dans son deuxième roman avec la furie d’un Chester Himes épris de déconstruction. C’est en effet le mythe du gangsta – figure monolithique du mal et du mâle du ghetto – que Beatty passe à la moulinette, faisant de Tuffy un personnage à la psyché aussi riche en contrastes que l’est la mégalopole où il a grandi (et grossi).
Arnaqueur et joli cœur, tueur de chiens et protecteur des poissons rouges, trouillard dans l’âme et champion de sumo, expert en rap et fondu du cinéma d’Ozu, Tuffy invalide toute entreprise d’étiquetage sociologique et a pour complices des mutants culturels aussi improbables qu’une Japonaise sympathisante des Black Panthers et un rabbin noir fan de Simon & Garfunkel.
Animé par une vision sans concession de la terre promise – un lieu où “les citoyens pourraient s’en donner à cœur joie, se droguer, baiser, rien branler et tout péter”, Tuffy se lance dans la politique ; tout casser, c’est l’essence même du programme littéraire de Beatty, écrivain rétif aux rigueurs de la construction romanesque mais candidat sérieux au titre de champion d’Amérique de l’iconoclasme. Bruno Juffin
Tuff (Cambourakis), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nathalie Bru, 354 p., 24 €
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