En livrant le prequel de son roman culte Trainspotting, l’Ecossais Irvine Welsh met un terme à son cycle de la déglingue et lie drogue et thatchérisme dans une fresque historique hallucinée.
“Choisir son avenir, choisir la vie. Pourquoi je ferais une chose pareille ? J’ai choisi d’pas choisir la vie, j’ai choisi aut’chose. Les raisons ? Y a pas de raison. On n’a pas besoin de raison quand on a l’héroïne.” En 1996, dans la scène d’ouverture du film Trainspotting, le jeune Ewan McGregor, boule à Z et dégaine famélique, psalmodie la prose postpunk de l’écrivain Irvine Welsh.
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Le grand public découvre Mark “Rent Boy” Renton, Simon “Sick Boy” Williamson, David “Spud” Murphy et Francis “Franco” Begbie, les antihéros toxicos du premier roman du natif d’Edimbourg. Un livre fiévreux qui deviendra, grâce au cinéaste Danny Boyle, le film culte de la génération acid house.
Retour aux origines
Six plus tard, en 2002, Welsh, l’ancien tox à tatouages devenu l’écrivain écossais le plus connu depuis Conan Doyle, livre Porno, une suite jouissive dans laquelle ses personnages ont lâché l’héro pour se lancer dans le business du porno. L’adaptation est actuellement en cours – toujours par Danny Boyle.
Faisant fi de la chronologie, Irvine Welsh clôt aujourd’hui sa trilogie de la déglingue en revenant aux origines de celle-ci. Dans le monumental Skagboys, il rejoue le début des années 1980, quand Renton, Sick Boy, Spud et Begbie n’étaient encore que quatre lascars jobards des faubourgs d’Edimbourg et que Margaret Thatcher refermait sa main de fer sur le Royaume-Uni.
La fresque sociale, culturelle et politique la plus dense et aboutie sur l’Ecosse contemporaine
Car au-delà du récit de junkie, l’œuvre que composent les trois volets de la saga de Welsh apparaît désormais comme la fresque sociale, culturelle et politique la plus dense et la plus aboutie jamais écrite sur l’Ecosse contemporaine.
A l’instar d’Ulysse de Joyce, dont s’inspire Welsh, où les personnages sillonnent jusqu’à l’épuisement les rues de Dublin, c’est par le prisme d’une ville – Edimbourg –, d’un quartier – Leith – et de ses habitants déshérités que l’auteur exhume les maux d’un pays ravagé par le régime de Thatcher et qu’il déploie sa littérature, caisse de résonance d’un désenchantement générationnel aux relents toxiques.
Incubateur à tragédies
Leith donc, quartier portuaire de la capitale écossaise, est coupé en deux par la Leith Walk, artère grisâtre bordée de pubs cradingues et de bicoques transformées en squats à camés. Des cités ouvrières jusqu’aux entrepôts des docks, la ville grouille d’alcooliques au chômage, de mères-enfants, de hooligans agressifs, de pervers âgés et de jeunes désœuvrés précipités dans les rues par la pénurie d’embauches.
Welsh le rappelle : entre 1979 et 1986, le nombre de chômeurs a triplé au Royaume-Uni. En première ligne de la misère ouvrière, le quartier devient un incubateur à tragédies : drogue, violence, prison et plus tard sida. “La plupart, c’est juste des types normaux qui s’sont drogués jusqu’à devenir plus rien, pour éviter la honte de ne rien faire.”
L’héroïne, la “skag”, coule à flots dans les veines de ces “milliers de jeunes gens issus de la classe ouvrière” qui se retrouvent avec “beaucoup moins d’argent en poche, et beaucoup plus de temps à perdre”. Mais plus qu’un passe-temps autodestructeur, la drogue, pour Mark Renton, le rouquin malin(gre) d’Irvine Welsh, s’impose comme une réponse radicale, presque politique, aux dérives thatchériennes : “Je peux pas accorder la moindre valeur à un monde pareil, écrit-il dans son journal de rehab. ça me convient pas, ce fond de chiottes qu’on a créé et qu’on peut pas améliorer. C’est ça qui me blesse. Mon choix, c’est dpas m’engager, de mdétacher du monde.”
Fureur langagière
Aveu d’abandon, certes, mais d’un abandon choisi. Jamais les skagboys de Welsh ne sont présentés comme des victimes : ils sont les antihéros contestataires d’un régime provisoire. La “skag” n’est pas une fin, mais un moyen transitoire et temporaire de s’extraire d’une société gangrenée par le vice d’un libéralisme extrême et violent.
Une violence étatique, sociale et physique à laquelle l’écrivain répond par une fureur langagière virtuose et jouissive. A travers la voix de ses multiples personnages dont il transcrit les monologues intérieurs frénétiques, Welsh déploie une littérature à l’audace explosive. Jargon de rue, patois local et phrasé générationnel : l’enfant d’Edimbourg convoque la tradition orale gaélique et ajuste les sonorités de sa phrase, en soigne le rythme, en fait bouillonner l’énergie.
Décomplexé, il dynamise la langue de Shakespeare à coups de “rhyming slang”, cet argot cockney qui substitue un mot par un autre qui rime et grâce auquel le “speed” devient “Lou Reed” ou – quand on pousse le vice – “sick” devient “Zorba”, détournement simplifié de “Zorba the Greek”.
Conteur tapageur, Irvine Welsh double sa chronique sociétale d’un lyrisme vénéneux, qui finit de l’imposer comme le héraut étourdissant de la marge et des désillusions contemporaines.
Skagboys (Au Diable Vauvert), traduit de l’anglais (Ecosse) par Diniz Galhos, 768 pages, 25 €
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