L’écrivaine reprend le thème de l’inceste pour aller encore plus loin : pourquoi personne n’est intervenu ? Un texte d’une puissance inouïe sur le silence et l’inaction, la collaboration tacite. Un livre important.
Au début, on frôle l’impression de “déjà-lu”. L’inceste, Christine Angot en a déjà maintes fois parlé dans ses livres précédents. Après quelques pages, on comprend qu’elle entraîne le sujet encore plus loin : alors que la société française vient de parler et de débattre de la notion de consentement, et de l’âge d’un consentement possible, Angot raconte l’ascendant d’un père sur sa fille, la manipulation psychologique et le ressenti de l’enfant violée.
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Elle dit ce qui se joue vraiment de terreur, de sidération, de culpabilité, de haine de soi, de renoncement, d’annihilation, de dépression, de mort latente dans la psyché de la victime ; elle dit qu’il n’y a jamais consentement, même si le crime se répète alors que la jeune fille a plus de 18 ans.
Elle montre, dans des pages insupportables, les mécanismes extrêmement subtils et perturbants qui poussent une jeune fille à se taire, à tomber dans le piège émotionnel tendu par son agresseur et à céder au chantage affectif, tout en révélant les mots et les gestes d’un homme qui affirme sa domination sur l’enfant, l’assujettit en lui faisant croire qu’il s’agit d’amour paternel. Pourtant, on aurait tort de prendre ce roman pour une extension de la prise de parole de l’écrivaine lors d’une vidéo pour Brut l’année dernière.
L’autre visage de la monstruosité, impensable
Construit en forme d’anamorphose, il faudra avancer encore davantage dans le texte pour percevoir une autre horreur, encore plus terrible, l’autre visage de la monstruosité, impensable, insoutenable : le silence de l’entourage, son refus de voir, d’entendre, de savoir, de croire, d’intervenir.
C’est la mère qui ne sourcille pas quand elle croise sa fille accompagnée de son père dans un couloir du Salon du livre, alors qu’elle sait ce qui s’est passé des années plus tôt et refuse de voir que cela est en train d’avoir lieu à nouveau ; c’est la demi-sœur d’Angot, à qui celle-ci confie que leur père l’a violée, qui ne réagit pas ; c’est la femme de ce dernier, qui finit par l’apprendre aussi mais que cela indiffère ; c’est Claude, l’ex-mari de l’écrivaine, qui reste sans bouger dans sa chambre alors qu’il entend le lit grincer au-dessus de sa tête, sachant très bien que la jeune femme s’y trouve avec son père.
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Des années plus tard, quand elle l’interrogera sur son manque d’action, il bafouillera : “Moi, mon attitude générale par rapport à tout ça, ç’a été de me dire que mon rôle n’était pas… Que ce n’était pas à moi de… faire les choses.” Bref, laisser une victime se débrouiller avec son agresseur, c’est plus ou moins ce qu’ils et elles feront tous·tes…
Angot n’a pas peur de dénoncer ce que personne ne dit
C’est là que le roman devient époustouflant, monte en puissance de façon inouïe, dévoilant une vérité terrifiante : en majorité, ils et elles ne font jamais rien. Comme toujours, Angot n’a pas peur de dénoncer ce que personne ne dit : la collusion – la collaboration – de tous et toutes avec l’agresseur, dès l’instant où celui-ci fait autorité.
La lâcheté universelle, la peur de la scène, du scandale, de l’affrontement prend alors le dessus, au risque de sacrifier la victime. Il est, dès lors, plus facile de “ne rien voir”. La sociabilité et les apparences passent avant tout, y compris le courage et la morale.
Sans lourdeur, l’écrivaine lie sphère privée et sphère collective, vécu personnel et Histoire au sens large.
Et plus tard cela continuera : quand Angot publie des livres, notamment sur l’inceste, les journalistes auront tendance à dévaloriser sa parole en en faisant du spectacle ou en s’en moquant (blagues salaces sur les plateaux télé, grivoiseries déplacées dans la presse écrite) – on appelle cela du gaslighting. Une autre forme d’abus.
Le Voyage dans l’Est reflète tous les autres textes d’Angot. Dans Un amour impossible, son père avait quitté sa mère parce que juive, puis avait épousé une Allemande. Sans lourdeur, l’écrivaine lie sphère privée et sphère collective, vécu personnel et Histoire au sens large, montrant comment ce qui lui est arrivé tient de la même négligence qui a conduit à laisser l’horreur advenir lors de la Seconde Guerre mondiale.
Charly Clovis, son compagnon, vient la chercher à la Gare de l’Est – l’endroit où elle prenait le train pour aller voir son père, et d’où furent aussi déportés tant de gens vers l’Allemagne nazie. Ici, Angot ne compare bien sûr pas sa douleur à celle des déporté·es. Non, elle établit juste un parallèle entre deux situations différentes mais à la racine commune : ce qu’il y a chez l’humain qui fait qu’il n’intervient pas, ou à de rares exceptions. On se souvient de la fin du Marché des amants : Charly lui avait raconté que, face à une situation similaire de viol, il était intervenu. Il avait pourchassé le violeur.
Le Voyage dans l’Est de Christine Angot (Flammarion), 252 p., 19, 50 €. En librairie.
Retrouvez un extrait dans le cahier complémentaire du mensuel Les Inrockuptibles n°3
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