Dans son tout dernier livre publié avant de disparaître en 2018, Aharon Appelfeld fait le portrait d’une femme qui se révolte, sur fond de pogroms en Ukraine et de violence patriarcale. Un puissant conte philosophique.
Un village en Ukraine, sous occupation allemande. Le gendarme a demandé à l’épicier juif, sa femme et leurs deux filles, de sortir de chez eux et de se tenir debout, sans bouger, devant leur maison. Lui va s’installer à l’ombre, et les surveille. Appelfeld raconte un pogrom. Les heures s’écoulent et la famille de l’épicier est livrée aux humiliations du gendarme, qui affirme obéir aux ordres des Allemands, pendant que les villageois·es pillent tranquillement leur magasin. Puis le gendarme demande à l’épicier de creuser une fosse dans l’arrière-cour.
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Écrivain israélien né en 1932 près de Czernowitz, ville aujourd’hui ukrainienne, Aharon Appelfeld s’est éteint à 85 ans, en 2018. Enfant, il avait réussi à s’évader du camp de concentration où sa famille avait été exterminée. La Shoah est le matériau même de son œuvre. Parfois sous forme autobiographique, notamment avec le très beau Mon père et ma mère, publié de façon posthume en 2020 (Prix Les Inrockuptibles) ou dans des textes de fiction. Même si Appelfeld nous invite dans le continent perdu du yiddishland, son travail n’est pas uniquement mémoriel. Il est traversé de questions toujours actuelles : comment la violence peut-elle soudainement surgir dans la vie quotidienne ? Comment des êtres humains peuvent-ils, du jour au lendemain, se mettre à massacrer leurs voisin·es ? Comment recommencer à vivre après l’horreur ?
Une œuvre féministe
Dans La Stupeur, dernier livre à avoir été publié du vivant d’Aharon Appelfeld, et qui paraît enfin en traduction, le personnage central est une jeune paysanne chrétienne, Iréna. Elle assiste à la persécution de ses voisins épiciers juifs et malgré son malaise n’agit pas, et ne parvient pas à empêcher leur mise à mort. Sa vie en sera à jamais bouleversée. Le livre devient alors une sorte de conte philosophique. Iréna quitte sa maison et son village, parcourt les chemins pour rappeler que le Christ était juif et qu’il faut protéger ses descendant·es. En toile de fond, l’antisémitisme ancré dans les esprits. Ce conte philosophique peut être lu comme une œuvre féministe. Appelfeld condamne ici la violence des hommes comme système d’oppression multiforme, et montre à quel point les femmes en sont victimes. Au début du roman, Iréna est maltraitée par son mari, elle vit dans la peur et la soumission. L’assassinat de ses voisins juifs, sa culpabilité de n’avoir pas agi, l’attitude de son mari face à la tragédie, engendre une prise de conscience. Aux femmes qu’elle rencontre, elle propose une vie différente, construite sur la sororité et l’entraide. Elles-mêmes confrontées à la brutalité viriliste, toutes, prostituées ou paysannes, lui tendent la main.
Parallèlement à ce roman, les éditions de L’Olivier publient en poche et avec une postface inédite du philosophe Frédéric Worms, L’Héritage nu, initialement paru en 2006. Ce volume rassemble les textes de trois conférences données en anglais à l’Université de Columbia. Ils sont publiés ici dans une version révisée par Valérie Zenatti, d’après les manuscrits originaux rédigés en hébreu.
La Stupeur, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti. (L’Olivier), 256 pages, 22 € et L’Héritage nu. Au-delà du désespoir, traduit de l’anglais par Michel Gribinski. Postface Frédéric Worms. (L’Olivier coll. Les feux), 120 pages, 10,80 € – En librairie le 8 avril.
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