On ne l’avait plus lu depuis quinze ans. Bob Shacochis signe un retour très réussi avec La femme qui avait perdu son âme, finaliste du prix Pulitzer en 2014. Le grand thriller politique de l’Amérique post-11 Septembre.
Qui était réellement Jackie Scott, alias Renee Gardner, alias Dottie Chambers ? Une espionne pour le compte du gouvernement américain ? Une pute de luxe, maquée à un narcotrafiquant notoire ? Une terroriste ? Une nymphomane légèrement siphonnée ?
Cette créature mystérieuse fait, comme Laura Palmer dans Twin Peaks, pleurer tous les hommes d’Haïti quand elle est retrouvée morte sur une route de l’île, atrocement abîmée. Une partie d’entre eux était ses amants, l’autre en rêvait. La jeune héroïne connaissait trop de choses, sur trop de monde ; à commencer par son père, qui témoignait pour elle d’un amour bien trop pressant.
Est-ce lui, le sous-secrétaire d’Etat incestueux, trempé dans les pires affaires de drogue et de terrorisme, qui l’aurait fait assassiner ? Ou l’un des innombrables jaloux auxquels elle a fait perdre la tête : son mari trompé, son fidèle camarade d’enfance, le détective chargé de l’enquête, tombé éperdument amoureux d’elle dans une vie précédente ? Au cœur du mystère se trament aussi les actions secrètes des gouvernements, les projets obscurs de ceux qui décident du sort de la planète.
Ame damnée
Bob Shacochis a passé dix ans à écrire La femme qui avait perdu son âme. Né en 1951 en Pennsylvanie, cet ancien journaliste a vécu plusieurs années dans les Caraïbes, notamment à Haïti, où il couvrit le conflit de 1994 pour Harper’s. L’archipel, son histoire et ses coutumes magiques (le vaudou) nourrissaient déjà ses deux premiers livres, les remarquables Au bonheur des îles (National Book Award en 1985, traduction française en 2000) et Sous les eaux du volcan (1993, traduit en 1996).
Son dernier roman part du même topos : l’île francophone et ses relations tourmentées avec le voisin états-unien. Censé rédiger un rapport pour les Nations unies sur des exactions de soldats américains, Tom Harrington cède, comme tous les hommes, aux caprices de l’irrésistible Jackie. Il se retrouve à emmener la fille assister à une cérémonie vaudoue dans le nord du pays, région dangereuse tombée aux mains des milices. “J’ai perdu mon âme”, décrète la lolita, pourrait-il l’aider à la retrouver ? Une âme damnée, vendue au diable.
Puzzle effrayant
Or le mal rôde dans cette île maudite, où les massacres font rage. Tom, fasciné par Jackie, s’interroge : “Quand une nation perdait son âme, d’où lui venait cette âme, pour commencer ? Quelle était la genèse de l’âme d’une nation ? La réponse semblait être seulement la guerre.” Question terrible que pose le roman : et si la violence, la lutte pour le pouvoir, était l’origine de tout, la raison d’être des hommes ?
Les conflits sanglants du XXe siècle, jusqu’au terrorisme le plus contemporain, poursuivent les personnages, comme une malédiction se transmettant de génération en génération. Le père de Jackie assiste, enfant, à la décapitation de son propre père pendant la guerre en Croatie. Il ne vit plus que pour se venger et transmet ce lourd héritage à sa fille. Osman, dont celle-ci tombe amoureuse durant son adolescence à Istanbul, ne vit que “pour tuer des juifs”. Etc. “Année après année, l’histoire était toujours la même, une nation de familles qui meurent les unes pour les autres, d’une façon ou d’une autre, leur sang coulant dans les paysages obscurs de la planète.”
Bob Shacochis passe d’une époque à une autre, d’une guerre à la suivante, réunissant peu à peu les pièces de ce puzzle aussi grandiose qu’effrayant, comme s’il dessinait la carte secrète de l’origine des conflits secouant aujourd’hui notre monde. Loin du manichéisme des théories de la conspiration, il met à nu ces moments troubles où l’empire triomphant, l’Amérique de la guerre froide, joua avec le feu.
Fresque shakespearienne
Ancien correspondant de guerre, il s’appuie sur une analyse minutieuse des faits qu’il a recueillis pour identifier les zones d’ombre du récit officiel, en expurger la part maudite. Il décrit aussi, en connaissance de cause, puisqu’il a lui-même travaillé pour le gouvernement américain à Haïti, les espions, diplomates et hommes de main de la CIA, “ces architectes de l’invisible, de la mise en place de réseaux clandestins reliés les uns aux autres et de processus qui formaient l’infrastructure humaine de ce que nous appelons des événements d’une grande profondeur – des efforts multi-générationnels canalisés dans une fusion qui semblait tout maintenir ensemble dans le cosmos du pouvoir, les continuum du pouvoir, la pulsation d’antiques algorithmes, un rassemblement quasi mystique de forces convergeant à travers une grille de spécialités”.
L’auteur sait enfin que c’est dans le cœur des hommes, leurs mauvaises passions (vengeance, parricide, inceste) qu’il faut aller chercher l’origine du mal. L’infamie du viol de Jackie, sacrifiée sur l’autel de la jouissance du père, jaillit du livre et imprègne ses pages. Fresque aux accents shakespeariens, mêlant le thriller au métaphysique, l’humain au géopolitique, La femme qui avait perdu son âme est le grand roman de l’Amérique post-11 Septembre.
La femme qui avait perdu son âme (Gallmeister), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Happe, 800 pages, 28 €