Ancien universitaire reconverti en réparateur de motos, le philosophe Matthew B. Crawford revient après son retentissant Eloge du carburateur. Critique du libéralisme moderne et essai sur la perte de l’attention, Contact est également le guide d’un retour au réel.
« Vous aimez piloter une moto ?” La passion que Matthew B. Crawford a pour les motos, dévoilée dans son retentissant essai Eloge du carburateur, paru en 2010, semble si intense que la seule manière de ne pas le décevoir est de lui assurer qu’on adore l’idée, mais qu’à Paris un pass Navigo reste plus pratique et qu’on serait prêt à écrire un Eloge du métro.
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Si les longues routes de Virginie, aux alentours de Richmond, la ville où il tient un atelier de réparation de vieilles bécanes, lui offrent des chevauchées mécaniques, ce philosophe iconoclaste se garde pourtant de tout prosélytisme façon “easy rider”. Il n’aime d’ailleurs pas les Harley-Davidson : “Je préfère les anciennes motos japonaises”, nous confie-t-il.
Une vie rattachée au monde matériel
C’est moins, au fond, la moto en elle-même qu’un certain mode d’existence afférent qui lui importe : une vie rattachée au monde matériel, donnant la sensation d’avoir prise sur le monde, les mains dans le cambouis, les doigts sur la clé de contact.
Il ressentit ce besoin “machinique” dans sa vie personnelle en démissionnant en 2001 d’un think tank qu’il dirigeait à Washington après une thèse en philosophie politique, et ouvrit son atelier de réparation de motos : un virage professionnel autant qu’un recentrage sur les règles de vie qu’il s’était fixées au départ. Renouer avec le monde réel, mieux se situer par rapport aux autres. “Je me sens plus engagé intellectuellement quand je répare une moto que lorsque je travaillais à Washington”, confirme-t-il.
“Eloge du carburateur” s’est vendu à 200000 exemplaires aux USA
Le succès du livre (aux Etats-Unis il s’en est vendu plus de 200000 exemplaires et 20000 en France) ne pouvait pas se réduire à l’intérêt exclusif des motards : dans Eloge du carburateur se sont aussi reconnus de nombreux lecteurs, à pied ou en bus, simplement désemparés par leur travail toxique.
Carburateur, puis Contact (titre de son nouvel essai) : les obsessions de Matthew B. Crawford font écho à un moteur vrombissant, dans lequel se dévoile un projet philosophique : comment donner sens à sa vie, à travers l’action pratique ?
Comment sortir du malaise actuel de la société occidentale ?
Evitant “le halo de mysticisme qui s’attache souvent aux éloges du savoir-faire artisanal”, le mécanicien se donne avant tout comme objet de réflexion la manière de sortir du malaise actuel de la société occidentale, indexé à la crise du travail (Eloge du carburateur) et de l’attention (Contact). Car si le sens du travail s’est perdu, l’attention, elle, s’est égarée dans tous les sens.
“Notre activité mentale paraît de plus en plus balkanisée”, pose-t-il comme constat initial dans Contact. “Après le succès de mon premier livre, j’ai reçu plein de propositions de travail. Mais j’ai éprouvé un sentiment de désintégration, comme si ma vie mentale était fragmentée, explique-t-il. Je me suis rendu compte qu’il était très partagé.”
Sans s’apparenter à la dépression, ce sentiment tient surtout à une “érosion de notre capacité d’attention”, à “une atmosphère de distraction généralisée” qui pèse sur les esprits, totalement désorientés à force d’être sollicités par le monde extérieur.
L’attention n’est plus “un bien commun”, mais un luxe
Crawford analyse l’intrusion de la publicité dans notre vie quotidienne, des centres commerciaux aux aéroports, où il n’est pas possible d’échapper aux écrans, aux annonces sonores, et où il faut se réfugier dans un salon classe affaires pour trouver le calme et pouvoir se concentrer sur ses propres pensées. Autrement dit, l’attention n’est plus “un bien commun” mais un luxe, une ressource réservée aux riches. La crise contemporaine de l’attention forme de ce point de vue “un phénomène global qui relève de tout un style de vie”.
Comment alors échapper à la dispersion mentale ? Reposant sur plusieurs études de cas, sa démonstration tente d’esquisser “quelque chose comme une éthique de l’attention adaptée aux exigences de notre temps et fondée sur une analyse réaliste de l’esprit et une approche critique de la culture moderne”.
“L’art de l’ingénierie attentionnelle qui sous-tend l’économie du capitalisme affectif”
Le mécanicien-philosophe s’intéresse en particulier à l’industrie du jeu qui “pratique avec le plus de lucidité et de sophistication l’art de l’ingénierie attentionnelle qui sous-tend l’économie du capitalisme affectif et sa production d’expériences préfabriquées”.
A Las Vegas, temple du “ludocentrisme”, la durée du jeu a été augmentée grâce à des innovations dans la conception des machines qui visent à scotcher les joueurs, pris dans une sorte d’hypnose et une compulsion de répétition qui “surpasse le principe de plaisir”.
“C’est toute l’anthropologie du libéralisme moderne qui pose problème”
En bref, notre époque conditionne des activités qui n’ont d’autre fin qu’elles-mêmes ; “le but de ce type d’activités ‘autotéliques’ est donc l’activité elle-même”, estime l’auteur. Si les technologies ont leur part dans ce modèle dominant de la distraction, Crawford pense que “ce ne sont plus tant les technologies elles-mêmes qui doivent nous préoccuper que l’intention qui guide leur conception et leur diffusion dans tous les domaines de la vie”. “C’est toute l’anthropologie du libéralisme moderne qui pose problème”, insiste-t-il.
L’éducation à l’attention exige sans doute une certaine capacité d’ascèse, mais elle est aussi fondamentalement de nature “érotique” : “C’est l’attrait des belles choses qui nous fait sortir de nous-mêmes et aller à la rencontre du réel.”
A chacun de définir le contour de ces belles choses : l’imaginaire de Crawford semble, lui, hanté par les motos, les joueurs de hockey, les musiciens de jazz ou les pâtissiers en cuisine. C’est “lorsque nous sommes engagés dans un domaine de compétence pratique que le monde se présente à nous, doté de sa réalité propre”.
Matthew B. Crawford nous invite à reprendre contact avec le monde
S’il n’avait le goût des manettes des gaz, des embrayages et des moteurs aux sonorités exubérantes, Crawford serait probablement un penseur de plus dans le paysage intellectuel américain, proche d’un Charles Taylor ou de Richard Sennett, qui réfléchissent aussi aux malaises de la modernité, à la culture du nouveau capitalisme ou au travail sans qualités.
Sauf que, par ses choix existentiels, il demeure à part, tout comme il roule en solitaire sur les routes de Virginie, en quête du monde réel, ce nouvel eldorado promis à ceux qui ne savent plus à quoi se raccrocher de signifiant dans leurs vies égarées.
Comme on tente parfois de “reprendre contact” avec d’anciens amis, Matthew B. Crawford nous invite à reprendre contact avec le monde, avec l’idée que nous nous faisons du réel, en dehors duquel nous ne sommes plus que des citoyens tournant en rond dans la nuit, dévorés par le feu.
Contact – Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver (La Découverte), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christophe Jaquet et Marc Saint-Upéry, 352 pages, 21 €
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