Dans le dernier livre d’Emmanuel Carrère, d’autres écrivains – Marina Tsvetaeva, Zakhar Prilepine ou l’ancien oligarque Mikhaïl Khodorkovski – gravitent autour d’Edouard Limonov. Et avec eux autant de conceptions de la littérature.
Quitte à malmener son ego, Limonov n’est pas le seul héros du livre d’Emmanuel Carrère. La littérature y a au moins part égale. Déjà parce qu’il s’agit d’un livre sur un écrivain, une rock-star littéraire « avec l’énergie d’un Jack London russe », selon Carrère.
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La réédition opportune de plusieurs textes de Limonov permet de se faire sa propre idée. D’une oeuvre à l’autre, Edouard Savenko, dit Limonov, raconte sa vie, ou plutôt ses multiples existences : son parcours d’apprenti voyou dans Autoportrait d’un bandit dans son adolescence, où il apparaît sous le sobriquet d' »Eddy-Baby », mélange de Martin Eden et de Rastignac ; ses débuts de poète au sein de la bohème de Kharkov, introduit par Anna, sa maîtresse monumentale et bipolaire, dans Le Petit Salaud. Une indéniable vitalité circule dans ces deux romans gouailleurs, farcesques. Edouard Limonov prend un plaisir non dissimulé à se mettre en scène, rit et jouit de ces autoportraits en héros romanesque. Mais il n’y a là rien de comparable avec la force brute de Journal d’un raté, paru pour la première fois en France en 1982 et réédité à la rentrée.
L’écriture, un moyen plus qu’une fin pour Limonov
Pour Carrère, c’est l’un des meilleurs livres de Limonov. Il s’agit en effet d’une oeuvre fulgurante, une sorte de déflagration composée d’une succession de fragments, d’éclats parfois réduits à deux lignes. L’écrivain russe évoque ses années de vaches maigres à New York, dans les années 70, ces années vécues dans des garnis sordides, avec seulement quelques cents en poche, à errer dans les rues de Manhattan, à baiser avec des prostitués, hommes, femmes, frères des bas-fonds, à pleurer Elena, son amour perdu, à envier la terre entière, les nantis, les « ladies pleines aux as » et rêver de meurtres et d’insurrection. La haine émane de chaque phrase avec un lyrisme froid et métallique, aussi tranchant que le couteau dont Limonov ne se sépare jamais. Un hymne aux losers, une revanche par l’écriture.
« Ecrire n’avait jamais été pour lui un but en soi mais le seul moyen à sa portée d’atteindre son vrai but, devenir riche et célèbre, surtout célèbre… », note Emmanuel Carrère. L’écriture constitue le nerf de la guerre que mène Limonov contre la société, un moyen plus qu’une fin. Après tout, c’est une conception possible de la vocation d’écrivain.
Au-delà du cas singulier de Limonov, le livre de Carrère offre une typologie extrêmement intéressante des différentes postures que peut prendre un écrivain par rapport au réel, selon qu’il s’y confronte, l’enjolive ou le méprise.
« Un écrivain, en gros, a le choix pour se faire connaître entre inventer des histoires, en raconter de vraies ou donner son avis sur le monde tel qu’il va », souligne encore Carrère.
Or ces différentes façons d’appréhender l’acte d’écriture s’incarnent dans la myriade d’auteurs qui gravitent autour de Limonov dans le texte d’Emmanuel Carrère. De Dostoïevski à Bernard-Henri Lévy en passant par Nabokov, Tchekhov, Alexandre Dumas, Flaubert, Mandelstam, Robbe-Grillet, Jean Echenoz… un vrai Who’s Who littéraire.
On pourrait diviser ces écrivains en deux catégories presque aussi anciennes que la littérature elle-même. D’un côté, les auteurs seulement préoccupés par le style, héritiers de l’art pour l’art ; de l’autre, les écrivains engagés, qui se font l’écho de la rumeur du monde. Edouard Limonov, lui, est plutôt du genre à conchier l’engagement, comme ses petits camarades de L’Idiot international, Nabe, Besson et consorts, dont le credo était : « Nous sommes des écrivains, pas des journalistes (…) Le style contre les idées… » Chez Limonov, c’est un rejet épidermique, lié à son histoire. Il n’éprouve que jalousie et mépris pour les hérauts de la dissidence russe, émigrés comme lui mais plus lus, plus reconnus. Il envie Joseph Brodsky, prix Nobel de littérature en 1987, crache sur Soljenitsyne et sur la « sainte Trinité » Mandelstam-Pasternak-Tsvetaeva – Marina Tsvetaeva dont le tome II des OEuvres, qui réunit récits et essais, vient de paraître.
Limonov se raconte, lui et rien d’autre
Dans l’un de ces textes, Tsvetaeva rappelle que le poète a pour devoir de saisir « les pulsations du siècle » : « Etre moderne – c’est créer son époque et non la refléter. Et si, pourtant, la refléter, mais pas comme un miroir – comme un bouclier. » Limonov, lui, préfère la prendre de force, l’époque, pour en devenir le héros. Dans ses livres, il se raconte, lui et rien d’autre. Et pourtant, son oeuvre offre un tableau hyper concret et réaliste du monde, en particulier de la Russie dans ses excès et ses dérives.
Journaliste, écrivain et adhérent du Parti national-bolchevique de Limonov, Zakhar Prilepine, évoqué dans le livre de Carrère, peint lui aussi la Russie d’aujourd’hui dans Des chaussures pleines de vodka chaude, recueil de nouvelles drôles et brutales paru récemment. A travers des personnages de paumés attachants, écrasés par l’alcool et abonnés aux galères de fric ou de filles, Prilepine parle de la Tchétchénie, des nouveaux riches, de la mafia ou de la paranoïa qui gangrènent toujours la Russie.
Un pays où écrire peut coûter la vie, où les opposants sont toujours muselés. L’un des plus célèbres d’entre eux s’appelle Mikhaïl Khodorkovski. Ancien oligarque devenu ennemi numéro un de Poutine, il est derrière les barreaux depuis huit ans. En prison, il s’est mis à écrire. Paroles libres, un recueil de ses articles, est sorti en octobre. Certains le comparent déjà à Dostoïevski. Edouard Limonov va encore se faire voler la vedette.
Elisabeth Philippe
Edouard Limonov Journal d’un raté (Albin Michel), traduit du russe par Antoine Pingaud, 288 p., 19 euros ; Autoportrait d’un bandit dans son adolescence (Albin Michel), traduit du russe par Maya Minoustchine, 272 p., 20 euros ; Le Petit Salaud (Albin Michel), traduit du russe par Catherine Prokhorov, 336 p., 22,50 euros Marina Tsvetaeva Récits et essais – OEuvres Tome II (Seuil), traduit du russe par Nadine Dubourvieux, Luba Jurgenson et Véronique Lossky, 736 p., 38 euros Zakhar Prilepine Des chaussures pleines de vodka chaude (Actes Sud), traduit du russe par Joëlle Dublanchet, 192 p., 19,80 euros Mikhaïl Khodorkovski Paroles libres (Fayard), traduit du russe par Galia Ackerman, 312 p., 20 euros
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