La romancière et cinéaste argentine Lucía Puenzo se glisse dans la peau d’un médecin nazi en fuite. Une dissection du mal doublée d’une drôle de fable sentimentale.
On se souvient d’une époque, pas si lointaine, où le spectre nazi était encore un sujet d’étude rare et brûlant. Un objet romanesque pas très tendance. Aujourd’hui, à l’inverse, beaucoup d’écrivains en ont fait leur marotte. En 2006, Jonathan Littell a ouvert le bal avec Les Bienveillantes, faux mémoires plus grand-guignolesques qu’inquiétants d’un ancien officier nazi. En janvier dernier, c’est un dénommé François Saintonge qui nous gratifiait d’un genre de farce autour du clone d’Hitler, Dolfi et Marilyn, tandis que nous signalions dans ces pages le succès outre-Rhin d’un best-seller mettant en scène le retour du Führer en héros de téléréalité… Loin de toute récupération pop et marchande, Wakolda creuse un autre sillon, anti-racoleur, dans l’approche de la psychologie d’un monstre.
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Une manière aussi perturbante qu’originale d’incarner un symbole du mal. Judicieusement déplacé de son contexte d’origine, il prend les traits de Josef Mengele, médecin nazi réfugié en Amérique latine, responsable d’atroces expériences médicales à Auschwitz:
« Mon roman se fonde sur des faits réels. Après la défaite allemande, Mengele a fui Berlin pour s’installer à Buenos Aires. Les anciens chefs nazis vivaient en totale impunité à cette époque : il a fondé une entreprise pharmaceutique et avait son nom dans l’annuaire. Quand le Mossad a capturé Eichmann et s’est lancé à sa recherche, Mengele s’est évaporé pour réapparaître au Paraguay sept mois plus tard. »
Wakolda est « une fiction autour de ce séjour en Patagonie », explique Lucía Puenzo de passage à Cannes pour l’adaptation au cinéma de son livre. L’écrivaine a dû s’immerger dans la prose du scientifique nazi : des dizaines de carnets couverts de croquis d’animaux, d’enfants atteints de malformations, de femmes enceintes, de chiffres, de calculs et de mensurations. Wakolda est une immersion dans la conscience d’un homme obsédé par les questions d’ordre racial et génétique, dopés par les notions « d’hygiène raciale » et de « pureté des gènes ». La grande force du roman est la mise au jour d’une vision ordonnée et quasi mathématique du monde. Non pas une folie singée, mais la pulsion monomaniaque, la tendance à tout classifier et étiqueter, comme si le monde était un vaste laboratoire où chaque être humain figurait un rat passionnant à étudier.
« Un paradoxe m’intéressait : comment un homme allergique à la mixité raciale avait pu venir s’installer dans le pays le plus métissé du monde ? » C’est en effet là que ce Mengele fictif fait la rencontre d’un « prototype » humain : une gamine de 12 ans, blonde et « parfaite » aux yeux du scientifique si ce n’est sa taille minuscule. Aimanté par cette créature et son anomalie physique, l’homme sympathise avec ses parents : il les suit en Patagonie, loue une chambre dans leur pension, finance l’entreprise familiale de jouets, à seule fin de soumettre leurs enfants à des expérimentations à base d’hormones de croissance.
Wakolda raconte une histoire de fascination réciproque entre un froid scientifique et son cobaye, un monstre captivé par des imperfections qu’il n’a eu de cesse de vouloir gommer au profit de la « race aryenne ». De façon étrange et inattendue, la question de la monstruosité morale dérive vers une analogie entre discours scientifique et envoûtement amoureux. Les chiffres et équations médicales se muent en interdépendance affective, force d’attraction partagée, irrationnelle, entre ce bourreau vaincu et sa victime, genre de lolita lilliputienne.
L’étrangeté de cette relation perdue dans l’immensité grandiose des paysages rappelle les mondes cachés de Borges, modèle de la romancière :
« Ses nouvelles fantastiques ayant une connivence avec la science-fiction ont permis l’invention d’un monde où le fantastique devient familier, quotidien, proche de nous. »
Le réalisme magique, qui irrigue un grand pan de la littérature sud-américaine, permet ici de traiter finement la question des monstruosités nazies, échappant à l’esprit de sérieux d’un côté, au racolage de l’autre.
Il inscrit également la romancière de 36 ans dans une mouvance de la littérature latino-américaine, qui englobe des auteurs comme Alan Pauls ou César Aira, tenu pour le plus grand écrivain argentin vivant. Loin de constituer une nébuleuse abstraite, ces écrivains sont publiés chez le même éditeur – Mansalva, petite maison argentine au catalogue prestigieux – où beaucoup se retrouvent chaque jour afin de discuter et élaborer des projets communs. « Autrefois, la majeure partie des publications argentines venaient d’Espagne, qui dictait le contenu des catalogues des éditeurs. Avec la crise, la tendance s’est inversée. Les petites maisons sont devenues très influentes. »
Avec ce quatrième roman, et après le somptueux L’Enfant poisson, auquel il faut ajouter La Malédiction de Jacinta et La Fureur de la langouste, Lucía Puenzo s’impose comme la vigoureuse pointe avancée de ce roman argentin en pleine ébullition.
Wakolda (Stock), traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet, 232 pages, 19 €
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