Aurélien Bellanger sera-t-il le nouveau Houellebecq ? « La Théorie de l’information », son très maîtrisé premier roman, fait entendre une voix et des obsessions nouvelles dans le paysage littéraire français.
On craignait, avant de rencontrer l’auteur de La Théorie de l’information, d’avoir affaire à l’archétype du geek, pouce greffé au smartphone et langage html hermétique. A l’origine de cet a priori sur Aurélien Bellanger : son premier roman, odyssée magistrale et obsessionnelle dans l’univers des nouvelles technologies de la communication, qui se déploie autour d’un personnage principal, Pascal Ertanger, “enfant prodige de la révolution informatique”.
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Installé dans un bureau chez son éditeur, Aurélien Bellanger, 32 ans, fait vite disparaître nos craintes en tirant de sa poche un téléphone presque aussi antique qu’un Bi-Bop, ce terminal mobile que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. L’ancien étudiant en philosophie réfute catégoriquement l’étiquette “geek”. En revanche, il s’avoue volontiers “scientifique contrarié” : “A 8 ans, j’étais abonné à Science et vie junior ; à la bibliothèque, j’empruntais toujours des livres sur les robots, et plus tard, j’ai envisagé un deug de physique. J’ai toujours été pris dans une opposition très forte entre le champ artistique et le champ scientifique. D’un côté, je rêvais d’écrire de longs poèmes en prose remplis de métaphores, et de l’autre, je m’intéressais à des questions mathématiques ou épistémologiques. La Théorie de l’information est né de l’idée qu’avec la forme romanesque, je pouvais enfin concilier la poésie et les sciences dures.”
Aurélien Bellanger quitte alors son travail de libraire pour se consacrer à l’écriture de son roman.
“Dans les premiers temps, je ne faisais rien, je n’écrivais pas. Alors j’ai relu toute La Comédie humaine de Balzac. Plus je lisais, plus je devenais hyperfan. Un ami m’a alors suggéré d’écrire un roman balzacien.”
Parallèlement, l’auteur en quête de personnage entend parler de Xavier Niel, le fondateur de Free venu du Minitel rose et du monde moite des sex-shops : un néo-Rastignac idéal. “M’appuyer sur ce personnage m’a donné une structure. Et puis, j’aime bien cette notion d’imagination du réel. Il est difficile d’inventer un personnage auquel il arrive autant de choses qu’à une personne réelle.”
Dans La Théorie de l’information, on croise ainsi une foule de visages connus : Jean-Marie Messier, Thierry Breton, le pdg de Skyrock Pierre Bellanger (aucun lien de parenté) et même Nicolas Sarkozy, plus vrai que nature avec son discours bling à la syntaxe malmenée. Pascal Ertanger côtoie les puissants. Le livre raconte son ascension, celle d’un enfant solitaire qui s’initie à l’informatique dans le sous-sol de la maison familiale de Vélizy-Villacoublay avant de devenir le “plus jeune pornographe de France, plus jeune millionnaire du Minitel, futur tycoon des réseaux télématiques”.
Entouré d’ordinateurs, Pascal va peu à peu s’isoler du monde. Pour lui, la vraie vie est ailleurs, la vérité aussi : dans le langage codé des logiciels. Ancré dans le réalisme, le livre va alors basculer dans une autre dimension, à mi-chemin entre science-fiction et métaphysique. A travers le parcours de son héros, Aurélien Bellanger brosse le portrait de la France contemporaine, celle des classes moyennes et des résidences pavillonnaires, cette France si souvent peinte par Michel Houellebecq.
“Houellebecquien” : Bellanger assume l’adjectif – il a consacré un essai à l’auteur des Particules élémentaires (Houellebecq, écrivain romantique, chez Léo Scheer, 2010). On trouve d’autres échos à l’univers de Michel Houellebecq dans La Théorie de l’information : le sexe triste, la tentation SF, l’irrémédiable solitude des hommes… Mais Aurélien Bellanger précise : “A aucun moment, je ne me suis senti pasticher Houellebecq. Souvent, on imite parce qu’on a besoin d’être porté par un souffle lyrique. Ce n’était pas mon cas. J’avais déjà tellement de choses à dire sur mon sujet que mes préoccupations se révélaient très simples, même d’un point de vue stylistique : comment faire passer des informations, les rendre compréhensibles. J’ai davantage écrit comme un artisan que comme un esthète. De manière générale, je trouve les romans français surécrits, plus proches de la poésie en prose et souvent illisibles, mais je suis le premier à adorer ça. Aden Arabie de Paul Nizan, par exemple, est l’un des plus beaux romans du XXe siècle, mais j’ai eu un mal fou à le lire. La littérature ne doit pas devenir une espèce de petite activité coupée du monde, un art floral ou du piano bourgeois d’appartement. Elle doit pouvoir tout dire, parler de tout. J’ai été porté par cette volonté de rester très prosaïque, d’éviter l’auto-ensorcellement.”
La langue de La Théorie de l’information est technique, froide, aussi dénudée que la société dans laquelle se meut Pascal Ertanger est déshumanisée, soumise aux machines. Ertanger a toujours appréhendé le monde à travers des écrans : le Velux de sa chambre d’enfant, les vitrines des peep-shows, les ordinateurs. Autant de prismes qui modifient son rapport au réel.
“Progressivement, les humains abandonneront leur vie terrestre au profit d’un voyage immobile dans les silos de données des grands data centers”, lit-on dans l’un des chapitres intercalaires de La Théorie de l’information.
Ces notules érudites, qui retracent l’histoire des grandes innovations scientifiques de la seconde moitié du XXe siècle, se marient parfaitement aux autres entités du texte. Sidérante, la structure du roman se révèle aussi implacable qu’un algorithme. Presque inhumaine, elle aussi. Le langage technique finit par engendrer sa propre poésie. “Le champ scientifique, comme le champ du management par exemple, génère des expressions inédites et de nouvelles façons de parler, souligne Aurélien Bellanger. En utilisant ce langage prosaïque, on peut paradoxalement créer des effets très poétiques en opérant des espèces de cut-up, comme Houellebecq quand il insère des notices Wikipédia dans ses textes, ou en jouant sur les ruptures, avec une langue qui devient brusquement neutre, blanche.”
Le livre est davantage qu’une chronique, aussi ambitieuse soit-elle, du progrès à l’heure de la révolution numérique. L’histoire des sciences y est définie comme un “métarécit”, un “grand mythe postmoderne dénué de fondement”. C’est ce mythe qu’écrit Bellanger, ce récit des origines d’une nouvelle civilisation. Les allusions à l’Odyssée et à la Bible tout au long du texte étayent la dimension mythologique, voire eschatologique du roman. La société d’Ertanger est baptisée Ithaque – celle de Xavier Niel se nomme Iliad ; le héros croise un couple de chercheurs qui s’appellent Adam et Lilith…
“Je pense que nous nous trouvons face à l’émergence d’une nouvelle révélation religieuse, explique Aurélien Bellanger avec mille précautions de peur d’être pris pour un illuminé. Après tout, Google n’est pas si éloigné d’un dieu omniscient. En fait, je suis très partagé sur cette idée de transmutation religieuse de notre rapport aux machines, à moitié dans l’apologétique et à moitié dans le scepticisme extrême. Ce livre m’a permis de tester mes positions sur la question, et mon personnage représentait une sorte de crashtest de ce système religieux. A travers lui, j’ai voulu voir s’il était possible de transformer un geek en premier chrétien et j’ai été surpris de voir à quel point ça marche.”
Si l’on n’est pas prêt à vénérer des idoles de silicium, on s’est résolument converti à la littérature selon Aurélien Bellanger.
La Théorie de l’information (Gallimard), 496 pages, 22,50 €, sortie le 22 août.
Lire le début de La Théorie de l’information dans “18 extraits des meilleurs livres de l’automne” avec notre numéro Rentrée littéraire 2012, en kiosque la semaine prochaine
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