Au cinéma, comme chez Wes Anderson, dans l’art, les médias, les livres, les chiens se nichent partout. Nostalgique de son fidèle animal, le philosophe Mark Alizart propose dans son essai Chiens une réponse personnelle et circonstanciée.
Il suffirait de prendre acte de la prolifération actuelle d’œuvres artistiques obsédées par leur grâce pour l’affirmer sans vergogne, voire l’aboyer nonchalamment : nous vivons aujourd’hui un “moment chien”. De tous côtés, la présence du chien s’impose comme le signe de sa nouvelle sacralité dans l’imaginaire contemporain.
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Au cinéma : du film de Wes Anderson, L’Ile aux chiens (lire interview de Wes Anderson) à celui de Samuel Benchetrit, Chien (en salle). Dans le champ de l’art contemporain : de la récente Carte blanche à Camille Henrot au Palais de Tokyo, Days Are Dogs, à l’exposition de Pierre Huyghe à Beaubourg, en 2016, où un chien, baptisé “Human”, errait dans les salles avec sa patte rose, sans parler de l’affiche de l’expo Rester vivant de Houellebecq exhibant son propre chien, ou celle des prochaines Rencontres d’Arles présentant un chien de William Wegman.
Dans les médias : à la une il y a quelques semaines de Libération, dans un prochain numéro de la revue Kaleidoscope, dans un “toutou show” de Quotidien sur TMC. Dans les récits : l’Autoportrait en chienne de Solange qui vient de sortir, le nouvel essai du philosophe Mark Alizart, Chiens.
2018, l’année du Chien
Il serait évidemment facile d’indexer cette accumulation canine aux purs hasards de l’actualité culturelle, sans chercher à en extraire un signe quelconque, d’autant que les chiens traversent notre histoire depuis l’antiquité. A cet effet de contingence, renforcée par l’astrologie chinoise qui fait de 2018 l’année du Chien, on peut aussi opposer une hypothèse inversée : celle d’un vrai moment chien comme le symptôme d’un certain état de notre présent.
C’est d’une certaine manière ce que suggère le livre de Mark Alizart, qui cartonne en librairie. A la fois symptôme et analyse, indice et autopsie, signe et dissection du phénomène cabot, Chiens ouvre des pistes de compréhension de ce moment actuel, d’abord caractérisé par le désir de ne plus se moquer de ces bêtes trop souvent associées à l’image du toutou un peu con, stupide comme le chien de John Fante, servile et bruyant.
La relation avec mon chien m’avait bouleversé.
Marc Alizart avoue avoir commencé à écrire le livre pour se consoler de la perte de son chien. “Au départ, il y a un vrai chagrin, j’étais malheureux, comme la première mort dans mon existence ; c’était peut-être le moment de ma vie où j’étais le plus fragile, je n’en sais trop rien au fond, nous confie-t-il. La relation avec mon chien m’avait bouleversé. En fait, j’étais révolté par le sort fait aux chiens, je n’ai pas trouvé un grand livre sur les chiens qui aurait pu me consoler.”
Des chiens assignés au statut d’imbéciles heureux
Mark Alizart observe alors, dans ses recherches sur l’histoire des représentations des chiens, qu’ils sont toujours cantonnés à la série B ou aux films pour enfants. “L’un des plus beaux livres que je connaisse, Ce chien – Ton serviteur de Kipling, est un tire-larmes mais ça reste un livre pour enfants ; il y a Croc-Blanc, de London, mais c’est un loup ; Flush, deVirginia Woolf, est un livre assez anecdotique ; il y a John Fante avec Mon chien stupide : voilà, ton chien est mort, tu pleures et on te dit que ton chien est stupide ! C’est dire le grand vide que j’ai ressenti !”
Même dans le répertoire des dessins animés, les chiens les plus célèbres – de Scooby-Doo à Rantanplan, de Pluto à Clifford, de Dingo à Butch, de Chester à Pataud, de Pollux à Perry –, sont souvent assez bas du front, mis à part le génial et héroïque Droopy. Cette assignation au statut d’imbécile heureux fait qu’aucun pays n’a de chien comme emblème, alors que tous les autres animaux y passent, surtout les félins (lions, tigres, lynx), mais aussi les ours, les aigles et même les coqs ! Le chien ne serait ainsi que cet animal errant, sans patrie autre que celle de son maître, sans attache autre que sa servitude volontaire, sans qualité autre que sa niaiserie bouffonne.
Ce dénigrement se retrouve dans des expressions courantes contaminées par la négativité – un “temps de chien”, une “vie de chien”, les méchants “chiens de garde” –, et remonte même aux fables de La Fontaine pour qui le chien est un loup dénaturé. “Dans une projection anthropocentrique, La Fontaine défend, dans Le Loup et le Chien, l’idée que les animaux sauvages sont libres comme nous et qu’on peut se reconnaître en eux, alors que les animaux domestiques ont accepté la laisse au cou.” Le chien est un pur esclave pour le fabuliste.
Le chien “honte du règne animal” pour Gilles Deleuze
Ce rejet va jusqu’au dégoût assumé par Gilles Deleuze pour qui le chien est “la honte du règne animal”. La domestication dont il a fait l’objet laisse à distance le philosophe qui ne supporte pas ses aboiements. “On libère un chat, il devient sauvage ; on libère un chien, il meurt ; il n’a pas d’existence en dehors de ce statut domestique”, observe Alizart.
C’est en découvrant les mythes antiques, où les chiens divinisés – Sirius, Cerbère, Anubis, Xolotl – assument la fonction de passeur entre nature et culture, entre le jour et la nuit, et surtout en lisant un texte de 2010 de la philosophe américaine Donna Haraway, Manifeste des espèces de compagnie – Chiens, humains et autres partenaires, que Mark Alizart a enfin découvert le pot aux roses de son éloge consolatoire espéré.
Le chien n’est pas un animal dégradé parce que domestique
Dans ce livre écrit après son célèbre Manifeste cyborg, la théoricienne féministe, passionnée par les grandes questions existentielles, confie qu’elle “roule des pelles à son propre chien” et qu’elle pratique un nouveau sport national aux Etats-Unis : l’agility qui consiste à soumettre son chien à des exercices acrobatiques et à des parcours sportifs. “Haraway met en perspective cette passion pour les chiens à l’aune de son travail sur le cyborg, explique Alizart. Pour elle, le chien n’est pas un animal dégradé parce que domestique ; au contraire, c’est un animal augmenté parce qu’il a un pied dans la nature et un pied dans la culture.”
Pour Mark Alizart, “ce moment chien procède d’un double mouvement”
Animal composite, modèle d’hybridation, le chien trouve dans cette identité ambivalente le secret de son génie. Animal de compagnie, le chien incarne l’éclatement du grand partage entre nature et culture, autonomie et structure, état et sujet.
Une vraie coévolution marque donc l’histoire des relations entre les chiens et les humains, des premiers contacts de l’Homo sapiens avec le loup civilisé jusqu’à sa présence actuelle auprès de 10 % des hommes et jusqu’aux épreuves de sports canins. Comment pour autant interpréter, au-delà de cette coévolution décisive, le sens de l’obsession actuelle pour les chiens ?
Pour Mark Alizart, “ce moment chien procède d’un double mouvement” : celui d’un nouvel intérêt pour l’animal, très fort depuis les années 1970-80, de Derrida à Deleuze, de Peter Singer à tous les antispécistes, dans un premier temps ; la déconstruction de l’anthropocentrisme, dans un second temps. “
On est aujourd’hui dans cette deuxième vague : la déconstruction du phallocentrisme résiduel à l’intérieur de la déconstruction de l’anthropocentrisme ; car on n’en a pas fini avec l’anthropocentrisme ; il reste encore beaucoup de phallus”, suggère Alizart, en remarquant que cette seconde vague est animée par des femmes (Donna Haraway, Vinciane Despret, Corinne Pelluchon) qui font du chien un nouvel objet d’étude et d’admiration.
La vision freudienne de l’espèce canine
Ce que Mark Alizart salue notamment chez le chien, c’est sa discrétion, plutôt que ses aboiements. “Il n’est pas très héroïque, car il a ravalé les traits du loup pour survivre ; il ne retrousse plus ses babines ; c’est un héros très discret, de la résilience, de la survie, qui a accepté de passer pour un con. C’est une hyper intelligence qui lui a permis d’inventer d’autres appareillages. Le chien fait membrane ; il fait sacrifice pour faire advenir du nouveau, l’homme.” Le mystère du chien, c’est “justement d’avoir inventé son maître”.
Sa discrétion serait aussi liée à un secret qu’il garde, car “le chien détient un secret sur nous”. En travaillant sur le mythe d’Œdipe et celui d’Eleusis, le philosophe a compris que “les chiens entretenaient un rapport sérieux avec l’inceste, le parricide, la castration, avec la scène primitive”. La lecture du texte de Freud, L’Homme aux loups, l’a éclairé.
Freud adorait son chien qui le reposait de l’analyse !
“Freud adorait son chien qui le reposait de l’analyse ! ‘Un chien est sans ambivalence’, disait-il. Freud suggère surtout que la peur du loup, c’est la peur du chien, car l’homme, enfant, l’a vu copuler par derrière, comme le font les animaux, et il a projeté l’idée que ses parents copulaient comme lui. Avec Freud, nous n’avons pas d’autre choix que de conclure que le petit enfant est construit par une scène animale, canine : la scène de son propre engendrement qu’il n’arrive pas à comprendre et qu’il interprète comme une scène de castration, car il voit de la douleur, et comme une scène de parricide, car il voit le père débander ; c’est la définition de l’inconscient ; le refoulement de la scène primitive ; le refoulement d’un chien originaire.”
“Seuls m’importent les chiens, uniquement les chiens” (Kafka)
Sans être obligé de cautionner une telle lecture psychanalytique audacieuse, chacun doit se rendre à l’évidence de cette fascination qu’exerce le chien sur les individus. Cette adoration procède probablement d’une secrète envie : celle de leur ressembler, de se mettre comme eux en vacances de la vie, de devenir de simples flâneurs, des touristes de l’existence.
Déjà Kafka écrivait dans Méditations d’un chien : “Seuls m’importent les chiens, uniquement les chiens. Car qu’y a-t-il en dehors des chiens ? A qui d’autre en appeler dans le grand vide de ce monde ? Les chiens sont tout le savoir, la somme de toutes questions et de toutes réponses.”
A un moment où l’humanité ne sait pas bien où elle va, où le sol se dérobe sous nos pieds à tous, comme le dit Bruno Latour, les humains cherchent dans le chien des ressources, presque une utopie existentielle. Dans son Autoportrait en chienne, Solange avoue qu’elle envie “la radicalité et la simplicité” du rapport que son chien entretient avec le monde.
Christian Boltanski disait à propos de son œuvre sonore, Entendre les chiens, exposée à la Biennale de Venise, en 2003, qu’un chien, cela attend beaucoup et qu’au fond il se sent comme lui, tenu d’“attendre et espérer” (un aveu fait dans un documentaire de Julien Cernobori et Clotilde Pivin sur France Culture, Métaphysique du chien). Mark Alizart avoue que ce qui lui manque le plus, depuis la disparition de son chien, “c’est la joie” : la joie apparente de son chien, comme sa joie à lui, née de cet attachement.
Dans ces aveux habités par le goût de l’espérance et du miracle de la joie, il est difficile de ne pas entendre l’écho feutré d’un appel canin et céleste dans une époque vidée du sentiment que les humains sont assez raisonnables et lucides pour échapper au pire. “Nous nous sauverons peut-être en devenant des chiens”, avance Mark Alizart ; c’est peut-être l’expression de ce salut qui résonne aujourd’hui dans les interstices de nos vies aux abois.
Chiens de Mark Alizart (PUF, Perspectives critiques), 144 p., 9 €
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