Rencontre à Paris avec Atsushi Kaneko, un grand mangaka, créateur de séries étranges à la violence fascinante, qui s’attaque avec “Evol” au monde actuel.
Depuis son apparition en 1997 avec Bambi, Atsushi Kaneko semble vouloir dynamiter le manga avec sa mise en scène nerveuse, ses références punk et ses intrigues menées tambour battant. Après Soil et Wet Moon, deux séries qu’il avait entièrement écrites avant de les dessiner, l’auteur japonais a mis son noir et blanc profond au service de personnages nihilistes. Il y a d’abord eu la jeune tueuse de Deathco, accro à ses missions sanguinaires et support de scènes d’action virtuoses et grandguignolesques. Kaneko a ensuite revisité une série d’Osamu Tezuka, Dororo, en la remixant façon cyber-punk – la série porte le titre explicite de Search and Destroy. Avec Evol, il va encore plus loin, montrant comment trois ados suicidaires se trouvent doté·es de pouvoir et se rebellent contre ce monde qui les dégoûte.
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Vos mangas semblent surtout influencés par le cinéma, qu’en est-il vraiment ?
Atsushi Kaneko – Petit, je faisais partie des garçons qui lisaient le plus de mangas. Mais c’est vrai que la base sur laquelle je me suis construit est le cinéma et, spécialement, celui de genre. Il y a un film précis qui a provoqué un déclic en moi, c’est Orange Mécanique de Stanley Kubrick que j’ai visionné à l’âge de 15 ans. En le voyant, je me suis dit que, quoi qu’il arrive, je ferai un métier où l’on peut raconter des histoires.
Orange Mécanique a aussi marqué l’histoire du cinéma par sa violence, une violence que l’on retrouve dans beaucoup de vos mangas.
Il y a quelque chose de déstabilisant dans ce film, c’est cette mise en scène très esthétisée de la violence avec des scènes rythmées par la musique classique. Mais j’ai eu l’impression que ce film cherchait surtout à détruire le cinéma. C’est ce qui m’a profondément marqué jusqu’à se retrouver dans mes œuvres.
“J’avais besoin de la liberté d’action que m’offrait le manga.”
Vous vous êtes essayé au cinéma ?
En y mettant un peu le nez, je me suis aperçu combien ce milieu était très conservateur et donc pas forcément adapté à quelqu’un avec mon caractère. Comme je dessinais en dilettante depuis toujours, le manga m’est apparu comme une solution, un choix par défaut. Au bout de deux ans de publications, j’avais encore des doutes. Je suis entré dans une école de cinéma. J’ai tourné quelques films expérimentaux, j’ai senti combien c’était génial de tenir une caméra. En même temps j’ai compris qu’on était obligé de travailler avec une équipe. Je me suis alors totalement libéré de mon désir de faire du cinéma. J’avais besoin de la liberté d’action que m’offrait le manga.
Comment avez-vous construit votre style ?
Comme je me suis lancé sans trop réfléchir, j’ai dû mener un processus de recherche et de tâtonnements. Quitte à créer un style en partant de zéro, autant y mettre tout ce que j’aimais. Je me suis tourné vers le lowbrow (le surréalisme pop, ndlr), les auteurs de comics indie américains comme Charles Burns ou Daniel Clowes que j’ai découverts grâce à des pochettes de disque punk.
La musique vous inspire beaucoup ?
Oui, j’ai toujours le souci de donner une dimension musicale à mon rythme de narration. De façon systématique, aujourd’hui encore, à partir du moment où j’écris un scénario, je décide une chanson thème qui va nourrir mon imagination et m’inspirer des images. Quand j’ai des hésitations et que j’ai l’impression de perdre de vue mon objectif, je reviens à ce morceau fétiche. Pour Evol, c’est The End Of The World de Skeeter Davis.
La tueuse de Deathco, Hyaku dans Search and Destroy ou les ados de Evol, vos personnages sont souvent extrêmes, pourquoi ?
J’ai plutôt le sentiment que ce sont des gens ordinaires réduits à la dernière extrémité. Chaque individu est constitué d’un nombre défini d’éléments et mon rôle consiste à jouer avec ces éléments, comme si j’étais derrière une table de mixage en poussant tel ou tel curseur à fond.
“Alors qu’il suffirait de passer la tête dehors pour voir que d’autres mondes sont possibles.”
Le mal-être adolescent des personnages d’Evol a été le vôtre ?
Au début de la production d’Evol, j’avais un ado de 15 ans à la maison. En le voyant, j’avais l’impression de me revoir à son âge. Lui pensait que je serais incapable de mettre en scène des ados, j’ai été obligé de lui rappeler que, moi aussi, j’avais eu 15 ans ! Adolescent, on est rongé par une tristesse dont on ignore la raison, on a l’impression de vivre dans un monde très fermé alors qu’il suffirait de passer la tête dehors pour voir que d’autres mondes sont possibles.
À votre manière, vous investissez le genre des super-héros, comment est-ce arrivé ?
Avec mon fils, presque malgré moi, j’ai eu l’occasion de voir des films Marvel. J’ai constaté combien c’était à la mode. Comme j’aime explorer de nouvelles choses, surfer sur une mode, pour une fois, m’a paru intéressant. Mais, très sincèrement, je n’y connais rien et avoir ce handicap m’a paru être une stimulation supplémentaire.
Les héros et héroïnes d’Evol préfèrent détruire le monde plutôt que de le sauver, pourquoi ?
La substantifique moelle de l’histoire c’est quelque chose qui nous arrive une fois par jour, par mois ou – pour les plus heureux – une fois par an : souhaiter que notre monde parte en sucette et explose. À titre personnel, ça doit m’arriver deux secondes par mois… Je suis un adulte raisonnable. Mais l’idée d’Evol est d’essayer de mettre en scène ces deux secondes.
Derrière le divertissement, vous abordez des thématiques sociétales.
Les problématiques qui touchent mes personnages sont visibles partout, même le Japon n’est pas préservé. On a tendance à détourner les yeux de tout ce qui peut nous déranger : les jeunes homosexuels poussés au suicide, la violence domestique que subissent certains enfants, la ségrégation dont sont victimes ceux et celles différents de nous. L’idée est de montrer ça frontalement pour attirer l’attention dessus.
Comme dans Wet Moon ou Search and Destroy, on retrouve dans Evol des politiciens corrompus.
C’est peut-être un cliché mais j’ai le sentiment que les gens de pouvoir sont facilement sujets à la corruption. Au Japon, les enfants de politiciens deviennent souvent politiciens à leur tour, c’est une hérédité qui a tendance à faire pourrir le fruit sur l’arbre.
Evol 1 et 2 (Delcourt), 272p., 15 euros, traduction du japonais par Sébastien Ludmann. En librairie
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