Écrivain à la radicalité assumée, révolté par les assauts de la mécanique néolibérale, Arno Bertina a suivi les salarié·es d’un équipementier automobile en lutte pour protéger leurs emplois. En racontant leur histoire, il leur donne la parole.
C’est au bout d’une demi-heure qu’Arno Bertina raconte cette scène étonnante. Depuis le début de l’interview, dans une salle de réunion chez son éditeur, alors qu’il s’émeut en évoquant le sujet brûlant de son livre, on se demande d’où vient son engagement politique. Ceux qui trop supportent est un récit documentaire implacable, qui retrace le combat de salarié·es d’une usine dans la Creuse pour éviter des licenciements. Bertina en a fait une tragédie, avec une poignée d’hommes et de femmes qui se débattent et s’organisent alors qu’ailleurs, quelqu’un a déjà décidé de leur sort.
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Depuis trente minutes, Bertina nous a dit beaucoup de choses. On a parlé de Sartre et de littérature ; de fiction et de non-fiction ; de cette vaste arnaque où des financiers dépècent un outil de travail ; de ce bras de fer engagé contre la logique libérale. Et alors qu’on continue à le questionner, remonte une scène sortie de l’enfance. Un grand repas de famille se prépare et son grand-père paternel, ouvrier immigré italien, demande à ne pas être placé à côté du grand-père maternel, parfait représentant d’une bourgeoisie provinciale sûre de son bon droit. “J’ai 10 ans, je ne suis pas capable de comprendre ce qui se joue dans cette scène, sauf qu’elle me marque.”
Voilà très exactement vingt ans que Bertina (46 ans) publie. Depuis Le Dehors ou La Migration des truites (Actes Sud, 2001), il a enchaîné des romans, des récits, des livres pour la jeunesse, participé à des ouvrages collectifs (comme Une année en France – Référendum/Banlieues/CPE, en 2007, avec François Bégaudeau et Oliver Rohe) et signé maints articles dans des revues. Ce nouveau livre a la particularité de rassembler en son sein les deux précédents.
Par sa thématique, car Des châteaux qui brûlent (Verticales, 2017) était un roman choral sur la prise d’otage d’un secrétaire d’État dans une usine en grève. Et par son dispositif narratif, car L’Âge de la première passe (Verticales, 2020) était un texte de non-fiction basé sur des entretiens avec de jeunes filles prostituées au Congo.
Une effroyable arnaque
Ceux qui trop supportent débute avec la visite de Bertina chez GM&S, équipementier automobile basé dans la Creuse, où les salarié·es mettent en place une action collective pour éviter le démantèlement de leur usine. Bertina les écoute et décide de revenir. Les allers-retours se poursuivront sur plusieurs années. Bertina enregistre consciencieusement les voix de ces hommes et de ces femmes, prend des notes, assiste à l’audition devant les prud’hommes de celles et ceux qui ont été viré·es.
Le compagnonnage n’est pas terminé – “J’y retourne bientôt pour fêter la sortie du livre avec eux”, confie-t-il –, et l’histoire de ces ex-GM&S non plus. Des rebondissements ont eu lieu ces dernières semaines, des rumeurs de fermeture définitive se mettent à circuler, divers recours déposés par les syndicats devant la justice n’ont pas encore tous abouti.
“Submergé par la violence néolibérale, je suis consumé par ma propre colère, sans trouver quelque chose à en faire, si ce n’est ce livre.”
De page en page, cette affaire se révèle comme une vaste et effroyable arnaque. Une usine rachetée et re-rachetée, des aides de l’État empochées par des repreneurs en pure perte. Pour Bertina, cette tragédie est le symbole de nos renoncements. Il prévient : “C’est représentatif du cynisme du personnel politique depuis une vingtaine d’années. Vous et moi avons à supporter ce même cynisme à d’autres endroits de nos vies. C’est en cela que l’histoire de ces salariés est emblématique. La mécanique libérale les broie, et nous aussi.”
Alors ce livre aurait pu être une série d’entretiens, avec un auteur qui écoute poliment et des gens qui portent toute la misère du monde. Bertina en a fait un combat. Et s’est jeté dedans.
Car l’écrivain entre dans le livre, replace chaque témoignage dans une perspective politique, établit des parallèles entre la situation des salarié·es et d’autres luttes de l’histoire récente, analyse, démontre et s’engage, au sens propre. Dans cette salle de réunion où les sons résonnent, on écoute aujourd’hui sa voix qui vibre, ses mots qui se bousculent quand il parle de ces hommes et de ces femmes, on comprend que la colère n’est toujours pas retombée.
“Dans tout ce qu’il se passe depuis dix ans, submergé par la violence néolibérale, je suis consumé par ma propre colère, sans trouver quelque chose à en faire, si ce n’est ce livre.” Pourtant, il jure que ce travail documentaire ne l’a pas totalement éloigné de la fiction, qu’il a un roman en cours et qu’il est content de s’y remettre – et c’est juste une courte minute où son visage s’éclaire, il en rirait presque, à l’évocation de ce projet de livre dont le début dort encore quelque part chez lui, dans un cahier ou un fichier d’ordinateur. Il n’en dira pas plus.
“Il n’est pas utile d’exagérer la situation tant elle est folle, et les ministres n’ont pas besoin d’être caricaturés : ils se grillent tout seuls.”
Rien de caricatural
De toute façon, il refuse d’opposer les deux formes littéraires – “Mon propos et la façon dont je regarde les gens sont les mêmes” –, et on retrouve en effet dans Ceux qui trop supportent ce qui était précieux dans Des châteaux qui brûlent : une capacité à ne pas trop charger les personnages, réels ou fictifs. Rien de caricatural pour discréditer les politiques, rien de lyrique pour glorifier des salarié·es, Bertina sait tenir sa plume. “L’exigence est la même, explique-t-il. Je ne peux pas, d’un côté, vouloir rendre justice à ces hommes, et d’un autre prendre la sulfateuse contre les ministres. Si j’en fais des caisses, je laisse planer un doute sur mon intégrité. Cela dit, il n’est pas utile d’exagérer la situation tant elle est folle, et les ministres n’ont pas besoin d’être caricaturés : ils se grillent tout seuls.”
On soupçonne que la radicalité assumée de Bertina n’est pas née dans le contexte politique actuel, que tout ceci remonte à plus loin. On continue à le questionner, et c’est là qu’il parle de son grand-père paternel, du clivage familial entre immigration ouvrière italienne et bourgeoisie girondine.
“Qu’est-ce que ça veut dire, quand on parle de prime plutôt que d’indemnité de licenciement ? De charges plutôt que de cotisations patronales ?”
“Très jeune, je perçois un tas de signes que je ne sais pas interpréter, mais je vois qu’il y a un enjeu. Et mon grand-père m’a raconté des choses qui m’ont formé. Les vexations, ce que c’est de ne jamais se sentir à sa place, etc.” Reste que c’est en écrivain que Bertina s’engage, car sa passion de la littérature ne l’a pas éloigné de la chose politique.
La lecture de Sartre, adolescent, lui a servi de guide dans la place qu’il s’est choisie : “On a souvent dit que la littérature ne servait à rien. Je suis désolé, mais les grandes entreprises et les gouvernements occupent la moitié de leurs journées à forger des éléments de langage. Les gens de l’écrit sont justement ceux qui peuvent aller sur ce terrain-là. Qu’est-ce que ça veut dire, quand on parle de prime plutôt que d’indemnité de licenciement ? De charges plutôt que de cotisations patronales ? Ça inscrit dans la tête des gens que s’ils se font virer, c’est qu’il y a de bonnes raisons.”
Narration du monde
L’engagement de Bertina en tant qu’auteur est entièrement là : dans cette volonté de ne pas laisser la narration du monde à celles et ceux qui le dirigent. D’où ce souci de souligner la lucidité des salarié·es. Au fil des entretiens, on constate qu’ils et elles ont compris très tôt ce qui était à l’œuvre pour leur usine derrière les discours. “C’est ce qui m’a intéressé dès la première rencontre : ils étaient capables de décrire la machine qui était en train de les broyer. Montrer cette intelligence qu’ils avaient de la situation était pour moi un énorme enjeu politique.”
L’action collective est un thème récurrent chez Bertina depuis le début de son travail, et on mesure à quel point ces travailleur·euses luttant ensemble l’ont marqué. Mais la question qu’il soulève est d’un autre ordre. L’auteur montre des hommes et des femmes qui en appellent aux pouvoirs publics, et vont jusqu’à construire une proposition de loi pour que le drame qu’ils et elles traversent ne se reproduise pas, en vain.
Une délégation syndicale est quand même reçue à Bercy. Cette rencontre effarante avec Bruno Le Maire et Benjamin Griveaux, alors secrétaire d’État, constitue un moment clé du livre. “C’est la scène que je rumine le plus, avoue aujourd’hui Bertina, amer. Le Maire s’engage, c’est un ministre de la République, ils respectent sa parole. Lui, non. Le syndicaliste à ce moment-là est le seul à faire vivre encore la République.”
Ceux qui trop supportent (Verticales), 238 p., 19 €. En librairie le 14 octobre.
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