Le Prix du Livre Inter, dont Riad Sattouf présidait le jury 2019, a consacré Arcadie, un roman subversif, drôle, politique et érudit. Notre rencontre avec l’auteure de de cette utopie libertaire où s’invite un migrant.
Le roman s’appelle “Arcadie”. Dans l’antiquité, l’Arcadie était ce lieu béni des dieux qui représentait un âge d’or désormais perdu. Le premier chapitre s’intitule “Il y eut un soir et il y eut un matin : premier jour”, une référence évidente à la Bible. Et puis soudain on lit : “Putain le con, il baise les pastèques.– Quoi ? – Mais oui ! Il met son zguègue dans le trou, et vas-y !- Mais comment tu sais ? – Regarde bien dedans.” Pas de doute, on est chez Bayamack-Tam.
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Elle est une de ces pépites littéraires inclassables comme savait en découvrir Paul Otchakovsky-Laurens, le fondateur des éditions P.O.L mort en janvier dernier. Depuis son premier roman, Rai-de-cœur, en 1996, elle produit avec une prodigalité étonnante des textes pantagruéliques furieusement littéraires, au point qu’aucun.e autre auteur.e aujourd’hui ne peut égaler un tel mélange d’érudition, de dinguerie et de transgression.
“Le corps est central dans mon écriture”
Longtemps, le lectorat d’Emmanuelle Bayamack-Tam s’est limité à un cercle d’aficionados attentifs. L’œuvre s’est étoffée et chaque nouvel opus a montré la cohérence et le sérieux de son travail. D’Hymen (2003) à La Princesse de. (2010) en passant par Une fille du feu (2008), la romancière a affirmé son style, croisé un certain nombre de thématiques qui, de toute évidence, constituent le cœur de son univers : la sexualité, la famille, l’apprentissage, les origines. Autant de sujets qui se rejoignent en un seul, l’indépendance. Car ses livres sont une ode à la liberté. Celle de décider soi-même de ce que l’on est, et celle de ne pas décider. Car pourquoi devrait-on forcément choisir entre être noir ou blanc, garçon ou fille ?
C’est Je viens, en 2015, qui lui a enfin apporté une notoriété méritée. Arcadie, son onzième texte, va l’établir comme écrivaine qui compte. On s’extasie aujourd’hui sur ses personnages désarmants, êtres androgynes à la sexualité inventive, beautés aux origines ethniques indéterminées. “Avoir des personnages marginaux qui défient les désignations et les assignations, sur le plan romanesque, c’est extrêmement intéressant”, fait remarquer la romancière, qui reconnaît porter une attention obsessionnelle à la chair : “Le corps est central dans mon écriture et je suis toujours étonnée qu’il ne le soit pas davantage dans celle des autres.”
“J’écris depuis toujours sur le fait que le désir souffle où il veut et peut s’adresser à un corps qui ne correspond pas aux canons de beauté”
Mais ce ne sont pas les corps longilignes des publicités qui l’attirent. Chez Bayamack-Tam, les héroïnes peuvent être obèses et les héros vieillissants, ils n’en sont pas moins hautement désirables : “J’écris depuis toujours sur le fait que le désir souffle où il veut et peut s’adresser à un corps qui ne correspond pas aux canons de beauté.”
Lorsqu’on la rencontre chez son éditeur, elle semble légèrement fébrile à la perspective de l’interview, parlant vite, dans l’urgence de nous expliquer au mieux sa façon de travailler. Petit à petit, on entrevoit ce que c’est, d’être Emmanuelle Bayamack-Tam. Quelqu’un qui semble envahi d’une incontrôlable nécessité d’écriture, sorte de don des dieux qu’elle travaille avec un sérieux d’horloger. La romancière est probablement consciente que cette énergie créatrice est hors norme mais se montre mesurée, précise, proposant une analyse rationnelle de ses livres. Pourtant, explication après explication, digression après digression, la façon dont elle construit ses textes ne cesse d’étonner.
Un récit d’apprentissage
Une vie entière faite d’écriture et de lecture, voilà en gros ce que nous raconte cette discrète prof de français née à Marseille. Ce qui surprend avant tout, c’est le cheminement de son inspiration. Elle a toujours dit que des romans entiers peuvent naître d’un simple vers de poésie. Ici, c’est une citation de Colette, “Tout ce qu’on dit d’une forêt est vrai ou le devient”, qui aurait enclenché un processus sans qu’elle puisse aujourd’hui expliquer pourquoi. Mais Bayamack-Tam prévient : “Elle a été considérablement recouverte par des strates d’écriture.” Ce qui est un euphémisme, compte tenu du foisonnement de son texte.
Voici donc Farah, ado qui depuis l’enfance vit avec ses parents et sa grand-mère au sein d’une communauté LGBT dans le sud de la France. Ses adeptes ont délaissé la civilisation urbaine par crainte des ondes et autres pollutions dangereuses. Sous la conduite d’un gourou, Arkady, ils prônent l’amour libre et le droit à jouir sans entraves, et leurs enfants grandissent dans une liberté paradisiaque.
Farah veut débuter sa vie sexuelle et constate que son corps ne se transforme pas comme prévu, puisqu’inexplicablement il se virilise. Depuis son premier livre, chez Bayamack-Tam, l’indétermination sexuelle est un thème qu’elle semble capable de décliner à l’infini. L’arrivée d’Angossom, beau migrant clandestin, vient bousculer à la fois Farah et la communauté, qui croyait vivre hors des soubresauts du monde. Arcadie est donc un récit d’apprentissage, celui de Farah qui, pour construire son chemin, affronte les changements de son corps mais aussi les désillusions.
La question du migrant
A sa manière, Bayamack-Tam est une auteure politique, particulièrement dans ce nouveau livre. Sa communauté retranchée fait évidemment penser aux zadistes de Notre-Dame-des-Landes, un mouvement qui a interpelé la romancière : “Les gens qui cherchent à changer les données sociétales m’intéressent, même si je ne suis pas une activiste.”
On s’interroge surtout sur l’arrivée du migrant, sujet d’actualité par excellence. “Installer ma communauté sur la frontière franco-italienne, que je connais bien, c’était forcément la confronter au problème des migrants. Là-bas, vous les voyez errer dans Vintimille. Certains tentent de passer par la montagne sans être équipés, d’autres se noient dans la rivière ou se font happer par un train. Ces morts viennent se rajouter à ceux de la Méditerranée. L’arrivée du migrant est une façon de tester les limites de la gentillesse de cette communauté. A petite échelle, c’est la France. Une sorte de citadelle assiégée qui se voit soudain sollicitée, envahie diraient certains.”
“Les phrases, les souvenirs de lecture, les fictions qui me nourrissent font autant partie de ma vie que la réalité extérieure”
L’inventivité et le foisonnement thématique d’Emmanuelle Bayamack-Tam ne suffiraient toutefois pas à rendre ses livres si remarquables s’il n’y avait son étonnante érudition littéraire, et sa façon de bourrer ses textes de citations. Le nombre d’auteurs cités en fin de volume, une cinquantaine, laisse pantois : Anouilh, Mallarmé, Montaigne ou Gide mais aussi des auteurs P.O.L comme René Belletto ou Mathieu Lindon.
“J’ai l’impression de vivre autant dans le monde écrit que dans le monde non écrit. Et je pense être autant, si ce n’est plus, une lectrice qu’une auteure. Les phrases, les souvenirs de lecture, les fictions qui me nourrissent font autant partie de ma vie que la réalité extérieure.” Car ces citations plus ou moins reconnaissables au fil des pages n’ont rien d’un étalage pédant, elles sont la source de la virtuosité de Bayamack-Tam, l’essence de son écriture, et une façon d’instaurer l’hybridation à tous les niveaux du texte. Cela dit, on peut s’amuser à la lire en cherchant les références cachées, parfois jusqu’à six ou sept dans une même phrase, et inattendues : par exemple sa façon de pasticher le célébrissime passage de la madeleine de Proust pour évoquer une fellation.
L’ombre de Paul Otchakovsky-Laurens
La virtuosité littéraire s’exprime d’une autre manière chez cette auteure qui a écrit deux romans sous le nom de Rebecca Lighieri, Husbands en 2013 et Les Garçons de l’été l’an dernier. Un pseudo pour tester encore autre chose, comme une sorte de défi littéraire qu’elle se serait lancé à elle-même. On se demande forcément ce qu’il y a de Lighieri dans ce nouveau roman.
“Je l’ai écrit comme un Bayamack-Tam, en ne scénarisant pas et en m’attachant à la phrase, au mot, alors que quand j’écris un Lighieri je m’intéresse plus au récit. Mais il y a une capillarité, puisque j’enchaîne un livre sur l’autre. La notion de zone à défendre était déjà dans Les Garçons de l’été.” Reste qu’on a été surpris de découvrir dans ce livre un passage extrêmement noir, voire désespéré, qu’on ne vous dévoilera pas. Sachez juste que la mort y plane. “C’est probablement à cause de la disparition de Paul Otchakovsky-Laurens”, confie Emmanuelle Bayamack-Tam…
Arcadie (P.O.L), 448 pages, 19 €
Rencontre Le 7 septembre à 18 h 45 au Centre Pompidou, Paris IVe, dans le cadre de “La Rentrée P.O.L, un hommage à Paul” (festival Extra !), animée par Nelly Kaprièlian, avec aussi Nathalie Léger et Bertrand Schefer
Retrouvez l’interview vidéo de l’auteure sur les réseaux sociaux des Inrockuptibles
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