Le premier roman ambitieux d’Aram Kebabdjian, autour d’œuvres d’art inventées et d’une communauté d’artistes fictifs. Un univers impressionnant d’inventivité.
Le titre du livre d’Aram Kebabdjian, Les Désœuvrés, est aussi brillant, subtil et paradoxal que l’est son propos. Car c’est précisément d’artistes, donc d’individus tâchant de “faire œuvre”, qu’il s’agit dans ce premier roman.
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L’action se déroule dans une ville sans nom où, par un concours de circonstances historiques, la culture a remplacé la religion. L’art contemporain est devenu le pilier de la vie sociale, économique et mondaine. On suit une dizaine de plasticiens, pensionnaires de la “Cité radieuse des artistes modernes”. Les plus célèbres sont logés dans les luxueux appartements du bâtiment C, les moins connus relégués aux cellules du bâtiment A.
Un charme ineffable se dégage de ce monde décadent
Chaque chapitre décrit une œuvre : Iouri Vassilieff se vend à travers des annonces publicitaires (“Lundi prochain, venez m’acheter. 14 heures”) ; John Wilkinson crée ses “Dead Zones”, des armes et poisons mortels ; Amin Carmichael envoie des camions chargés de pierres bâtir des frontières dans le désert.
On participe aussi aux coups médiatiques menés par Garousse, le galeriste aux dents longues, on écoute les inepties d’un critique d’art servile et corrompu, on assiste aux réceptions grandioses de collectionneurs mythomanes, qui croient faire œuvre par le simple fait d’amasser celles des autres. Un charme ineffable se dégage toutefois de ce monde décadent, les personnages les plus pathétiques étant souvent les plus touchants.
Kebabdjian crée un véritable monde
Mais le roman ne se réduit heureusement pas à un regard ironique sur le milieu de l’art. Car Kebabdjian crée véritablement un monde, et invente même sa propre esthétique pour en rendre compte. Ses descriptions se déploient en d’infinis détails, et l’on pense aux écrivains esthètes (Huysmans, Wilde, Proust).
L’exercice est d’autant plus admirable qu’il est de pure fiction, même si l’auteur insère quelques noms reconnaissables dans son univers imaginaire (on trouve ainsi une œuvre de Jed Martin, le peintre inventé par Michel Houellebecq dans La Carte et le Territoire, tandis que deux artistes portent les noms de nos ministres de la Culture, Albanel et Pellerin).
Le livre se confond au bout du compte avec son sujet même, constituant une sorte de fresque grandiose dans laquelle on rêve de se perdre. Un premier roman d’une maturité et d’une inventivité inouïes, qui force l’admiration. Yann Perreau
Les Désœuvrés d’Aram Kebabdjian(Seuil), 512 pages, 21 €
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