Dans une livre sous forme à la fois d’enquête journalistique et de réflexion théorique, Antoine Peillon appelle à la « résistance » dans une République crépusculaire. Une colère sincère et étayée, nourrie de nombreuses lectures, qui invite à une nécessaire conversion intellectuelle et morale.
Parce qu’il est tellement chargé symboliquement, tellement ancré dans les pratiques politiques depuis des siècles, le mot « résistance » invite à une certaine prudence dans l’usage qu’on en fait. Qu’est-ce qu’être en résistance aujourd’hui ? Contre quoi, contre qui, avec qui, pour quoi ? Tel le mot « indignation », réactivé avec succès en 2010 par Stéphane Hessel, le mot « résistance » bute forcément sur le risque d’un abus de langage. Et pourtant, nous l’avons tous à la bouche, comme l’eau et la salive qui signifient le surgissement d’une envie d’en découdre. « Résistance » : le journaliste et essayiste Antoine Peillon assume le goût du mot et revendique son appel, dans son nouveau livre éponyme, qui rassemble tous les motifs d’une insurrection des consciences en ce début d’année 2016.
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« Tout le monde devrait, aujourd’hui, résister »
Grand reporter à La Croix, auteur de Ces 600 milliards qui manquent à la France en 2012 et de Corruption en 2014, Antoine Peillon s’est spécialisé dans les enquêtes sur l’exil fiscal et sur les pratiques dévoyées d’une République gangrenée par les conflits d’intérêt et les petits arrangements avec la morale civique. Dans ce troisième livre, il prolonge ce diagnostic inquiet des mœurs politiques et économiques devant lesquelles un sursaut républicain s’impose, ou plus radicalement encore, un « esprit de résistance ».
Dès le début de son constat étayé d’un pays qui marche sur la tête (populisme, dictature du marché…), Peillon rappelle les mots d’Edgar Morin définissant le double cadre de la résistance contemporaine :
« Aujourd’hui, contre quoi faut-il résister ? Il faut résister contre deux barbaries. Une barbarie que nous connaissons tous, qui se manifeste par les attentats, par les fanatismes les plus divers. Et l’autre barbarie, qui est froide, glacée, qui est la barbarie du calcul, du fric et de l’intérêt. Dans le fond, face à ces deux barbaries, tout le monde devrait, aujourd’hui, résister ».
Fixer « un cap à la Résistance actuelle »
Ce qu’il faut défendre aujourd’hui, ce sont des zones, comme on parle de « zones à défendre » (ZAD). Des zones que, déjà, les Résistants français de la seconde guerre avaient circonscrites dans leur fameux programme du Conseil National de la Résistance publié en mars 1944 sous le titre « Les jours heureux » : accueil des étrangers, progrès social, solidarité économique, démocratie, non-violence, écologie. « Les lignes de fond de l’idéal et de l’action du Résistant perpétuel étaient clairement tracées afin d’orienter les citoyens d’aujourd’hui », estime Antoine Peillon.
L’auteur se souvient fidèlement de ces lignes politiques tout en les reformulant à la mesure de notre époque. Ce qu’il dessine, c’est « un cap à la Résistance actuelle à la mondialisation de la guerre civile, au totalitarisme financier et néolibéral, à la destruction de la nature et à la domination impériale et inhumaine des peuples ». Ce qu’il défend avec ses pairs, ce sont « la liberté personnelle, refondée par l’individuation ou la subjectivation, la responsabilité fraternelle vis-à-vis de tous les êtres humains, sans discrimination d’origine, la sauvegarde de la planète entrée dans l’âge de l’anthropocène… »
L’art renouvelé de la résistance intellectuellement armée
Lecteur prolifique de tous les livres récents qui donnent à penser et à se révolter (comme une sorte de synthèse exhaustive d’une masse d’essais stimulants parus depuis une dizaine d’années), mais aussi de livres anciens fondateurs de l’esprit de résistance (Thoreau, Dewey, Arendt, Camus, Ellul…), Antoine Peillon associe à l’étude empirique de dérives navrantes (sur le terrorisme, les échecs du renseignement, le capitalisme financier…) une réflexion plus théorique sur l’art renouvelé de la résistance intellectuellement armée.
Pour lui, résister n’est pas affaire d’héroïsme, « mais bien plus de fidélité à soi-même, de présence à soi, d’obligation vis-à-vis d’un idéal et d’une éthique, souvent reçus en héritage ». La Résistance est une « tradition », rappelle-t-il. Surtout pas une tradition figée dans des souvenirs stériles, mais une tradition « qui vit dans toutes les dissidences, objections de conscience et désobéissances civiles plus ou moins organisées qui resurgissent dans l’histoire chaque fois que la liberté et la dignité sont trop menacées pour que la vie demeure encore vie humaine ».
Comme l’ont écrit dès le début des années 2000 nombre d’auteurs affligés – Daniel Bensaïd dans son Eloge de la Résistance à l’air du temps, Florence Aubenas et Michel Bensayag, dans Résister, c’est créer… -, Antoine Peillon voudrait « renverser l’insoutenable », comme l’y invitait en 2012 le sociologue Yves Citton.
Faire émerger l’exigence du commun
En cette époque d’effondrement démocratique, de « politique au crépuscule », un premier chantier s’impose : réinventer la République. L’une des pistes qu’il propose de suivre pour échapper à la ruine démocratique de nos régimes actuels se trouve dans « la tradition de l’associationnisme civique » : une tradition oubliée qui a constitué l’une des matrices principales de la pensée politique et des sciences sociales du 19e siècle et du premier tiers du 20e en France et aux Etats-Unis. Une évidente résistance civique s’étend en effet aujourd’hui sous différentes formes partout dans le monde, observe-t-il. Cette « commune intelligence » lui semble ainsi le signe rassurant de la sauvegarde possible d’une « délicate essence de la cité », comme le disait Marcel Mauss.
Cette délicate essence s’incarne aujourd’hui dans la catégorie politique largement réinvestie du « commun ». « En faisant émerger l’exigence du commun, les mouvements de résistance et les insurrections démocratiques ont depuis plus de dix ans accompli un premier pas important dans la formation d’une rationalité alternative », souligne Peillon, en se référant notamment au travail de Pierre Dardot et Christian Laval. Le commun constitue la nouvelle raison politique qu’il faut substituer à la raison néolibérale. Afin de lutter contre la remontée des nationalismes, les fermetures des frontières, les exaspérations xénophobes, communautaires et fondamentalistes… Toutes ces menaces « nous obligent à affirmer la nécessité première d’un cosmopolitisme renouvelé fondé sur une idée universaliste de l’homme et sur le constat lucide qu’un Nouveau monde est né ». Cette révolution espérée du cosmopolitisme, mais aussi de l’écologie, ne pourra se déployer « qu’à la condition qu’une transition culturelle radicale disqualifie tout à la fois l’idolâtrie de l’argent, le culte de la concurrence et de la croissance, la démoralisation sur fond de nihilisme ».
La résistance comme horizon vital et fatal
Il serait tentant et facile de voir dans ce sombre réquisitoire de son époque et cette invitation à tout changer le signe d’une naïve utopie, dont les êtres cyniques et désenchantés ne cessent de se gausser depuis des années au nom d’un suspect principe de réalité. On peut au contraire lire dans ces pages insurgées et calmes à la fois le symptôme d’un mouvement intellectuel général pour lequel la résistance n’est plus qu’un simple mot ou un seul souvenir, mais un horizon vital et fatal.
Parce qu’il importe pour Antoine Peillon de « promouvoir une conversion intellectuelle, morale et spirituelle qui replace l’individu, ou le sujet, comme acteur de sa propre vie, mais aussi comme gardien et inventeur d’une démocratie et d’un Etat de droit perpétuellement continué, voire recréé », son livre Résistance ! ne pourra que ranimer la flamme de la révolte, dont les jours heureux portent depuis toujours la promesse.
Antoine Peillon, Résistance ! (Seuil, 318 p, 19 €)
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