En 2058, il sera impossible de se connecter anonymement sur le net. Premier roman visionnaire, « La Transparence selon Irina » de Benjamin Fogel imagine “un gigantesque réseau social qui régit la vie et les relations entre les êtres”. Une critique de la société de contrôle.
Il y a des romans rares, précieux, qui donnent l’impression que la réalité copie la fiction. Ce sentiment est encore plus étrange quand le livre en question, La Transparence selon Irina, se passe dans un avenir proche, la fin des années 2050 en l’occurrence. Son auteur, Benjamin Fogel, un passionné de culture pop, et plus particulièrement de cinéma et de musiques actuelles, est le fondateur de l’excellente maison d’édition, revue culturelle en ligne et communauté qu’est Playlist Society. Une pépinière de journalistes, critiques et écrivains 2.0, à laquelle on doit des essais importants sur Christopher Nolan, Pierre Salvadori ou encore la série Mad Men. Ils se sont connus d’abord en ligne “avant de se rencontrer dans la vraie vie”, explique ce trentenaire que l’on rencontre de bon matin chez son éditeur. Il se remémore ses débuts, le blog qui l’a fait connaître au tournant de l’an 2000, avoue regretter “cette époque des débuts du web où l’on pouvait naviguer incognito, se réinventer autre”. Une époque révolue, à l’heure des réseaux sociaux et de la mise en scène de soi, où la collecte d’informations concernant le citoyen lambda est devenue affaire d’Etat autant que business lucratif.
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La Transparence selon Irina pousse cette tendance un cran plus loin. Le monde y est scindé entre “rienacalistes” et “nonymes”. Les premiers vivent dans le culte de la “transparence totale” que promeut déjà notre époque (“rienacalistes”, comme “rien à cacher”). Les seconds cultivent l’anonymat comme une zone à défendre, protègent leur nom, se choisissent un pseudo pour rester libres dans la vie réelle, hors des contraintes du Réseau. In real life, versus in virtual life. Ces deux mondes se croisent, s’observent, sans se connaître et ne se rencontrent que rarement. Jusqu’à cette attaque lancée contre le Réseau à Shanghai par un mystérieux collectif de hackers, les “obscuranets”, qui fait penser aux Anonymous autant qu’aux trolls les plus néfastes.
“Il n’y a rien dans le livre qui techniquement n’existe pas déjà”
Benjamin Fogel
Au cœur de ce dispositif, “le Réseau”, “une sorte de gigantesque réseau social qui régit la vie et les relations entre les êtres, explique l’auteur. C’est comme si tous les services qu’on utilise aujourd’hui – son compte Ameli, ses données Facebook, Twitter, son application bancaire, etc. –, fonctionnaient avec des bases de données centralisées”. Il marque un temps, réfléchit, précise : “Il n’y a rien dans le livre qui techniquement n’existe pas déjà.”
Entre réalité et fiction…
Que dire notamment du tout nouveau service France Connect, plate-forme institutionnelle qui vous propose d’être reconnu par l’ensemble des services en ligne, en utilisant n’importe lequel de vos comptes existants ? N’est-ce pas l’incarnation in real life du réseau de Fogel ? Le site franceconnect.gouv.fr se présente sur sa page d’accueil avec cette phrase éloquente : “Avec France Connect, plus besoin de jongler avec une multitude d’identités numériques.” L’application se gargarise de compter déjà près de 9 millions d’utilisateurs.
Roman d’anticipation aux allures de thriller, La Transparence selon Irina est une fiction plus vraisemblable que les prédictions des gourous du net sur ce bouleversement d’époque, presque de civilisation, que nous vivons : ce basculement inéluctable vers une réalité de plus en plus virtuelle. Une fable orwellienne, entre utopie et dystopie, sur les méfaits certains et les bienfaits potentiels de cette “transparence” que notre gouvernement essaye d’imposer en ce moment.
A écouter le président de la République sur ce sujet, il suffirait d’interdire l’anonymat en ligne pour que disparaissent trolls, harcèlement et autres fake news. “Une mauvaise réponse à un vaste problème”, diagnostique Benjamin Fogel, dont le livre démontre que l’anonymat n’est pas toujours le problème et s’avère même parfois être la solution, des lanceurs d’alertes aux activistes s’opposant aux régimes liberticides.
Les possibilités du futur
S’il cite comme références le “parrain” de la S.-F. française Alain Damasio de même que Michel Foucault, le penseur inégalé des systèmes de surveillance et de contrôle, il se rapproche par son style du David Foster Wallace de L’Infinie Comédie, livre devenu culte chez les ados dans ce futur proche. La dimension polar de l’intrigue la rend aussi haletante qu’une série télé de haut niveau. On pense bien sûr à Black Mirror, avec laquelle La Transparence selon Irina partage cette capacité à présenter le futur comme une possibilité qui serait déjà là, devant nos yeux. Mais c’est surtout sa façon de penser les possibilités encore sous-exploitées qu’offre la toile, ses ambivalences et paradoxes, des addictions numériques à l’intelligence collective prônée par les militants de l’internet libre, qui en fait un livre remarquable.
La Transparence selon Irina déconstruit d’ailleurs habilement les diverses formes de harcèlement en ligne, ces mécanismes psychologiques complexes qui poussent certains individus à laisser leur ubris prendre le dessus sur leur raison, dès qu’ils se connectent. Ainsi d’Irina, gourou fascinante d’intelligence perverse et manipulatrice dont les followers tombent amoureux du seul fait de son verbe.
Critique de la servitude volontaire
Dans quelle mesure Benjamin Fogel s’est-il inspiré de sa propre expérience pour écrire ce roman ? A côté de ses activités d’éditeur, il dirige le projet Identité numérique du groupe La Poste. Autant dire qu’il s’y connaît en matière d’accumulation de datas, dont il précise qu’elles sont, chez son employeur, “tout à fait éthiques”. Il s’inquiète plutôt de la politique en la matière des Gafan, ces géants du net (Google, Amazon, Facebook, Apple, Netflix) qui contrôlent de plus en plus nos vies : “Si demain Facebook rendait obligatoire, comme dans le livre, la connexion avec une véritable identité qui aurait été prévérifiée, la grande majorité des utilisateurs resterait sans doute fidèle à la plate-forme. Et ce serait peut-être la même chose si le gouvernement en venait là.” Servitude volontaire, comme lors du scandale de la NSA révélé par Edward Snowden : on se sait surveillé, pourtant on continue d’utiliser ces sites qui enregistrent la moindre de nos données.
“Je est un autre”, comme l’écrivait Arthur Rimbaud
La Transparence selon Irina rappelle in fine une vérité profonde : “Je est un autre”, comme l’écrivait Arthur Rimbaud. Pour échapper à cette identité une et indivisible qu’on veut leur imposer, les personnages du roman se font multiples : X in virtual life, Y in real life, Z même, ailleurs. Ce sont des êtres faits d’incohérences et de contradictions, qui mènent parfois des vies parallèles, à l’image de son héros/héroïne, Camille Lavigne sur la toile, alias Dyna Rogne dans la vie réelle. Pour ce ou cette vingtenaire post-genre ou gender fluid, comme on dit désormais outre-Atlantique, la séparation du monde entre féminin et masculin est devenue obsolète, un archaïsme. Le passage de l’un à l’autre se fait imperceptiblement, naturellement, comme celui d’un nom à l’autre. “Les mécanismes sociaux nous donnent l’illusion que nous ne sommes qu’une personne, diagnostique à ce propos Fogel, qu’il faudrait choisir entre nos différentes personnalités. La société de contrôle et de normalisation veut toujours associer une identité à une personne.”
La Transparence selon Irina (Rivages/noir), 268 p., 29,50 €. A paraître le 6 mars
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