On était à la conférence de presse donnée par Annie Ernaux quelques heures après l’annonce de son Nobel de littérature, chez son éditeur Gallimard.
“Je suis très émue, je ne sais pas si je vais répondre de manière très structurée. Mais sachez que pour moi cela représente quelque chose d’immense, au nom de ceux dont je suis issue, en premier lieu. Il m’est arrivé de dire que je voulais venger ma race, mais à l’époque où je le disais, au fond je ne savais pas comment le faire. C’est venu avec les mots et les livres. Je pense à tous les gens obscurs, à ma famille mais bien au-delà. Je pense aussi à cet autre aspect de mon travail, qui est de parler depuis ma condition de femme, de ce qui m’a traversée. Il ne me semble pas que nous soyons, nous femmes, devenues égales en liberté. Nous subissons toujours cette domination qui prend des formes extrêmement différentes. Recevoir le Nobel est pour moi une responsabilité, celle de poursuivre et d’être ouverte aux problèmes que j’ai évoqués, mais aussi, d’une manière générale, à la marche du monde, au désir de paix qui m’a toujours animée. Je suis une fille de la guerre, j’ai connu les bombardements et j’en garde le souvenir dans ma mémoire la plus profonde.”
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C’est par ces mots qu’Annie Ernaux s’est adressée hier, jeudi 6 octobre après-midi, à une nuée de journalistes et photographes dans le grand salon des éditions Gallimard. À ses côtés, Antoine Gallimard s’est souvenu de son arrivée dans la maison, en 1973 avec son premier roman, Les Armoires vides, qu’elle avait envoyé par la poste : “Vous aviez 33 ans et vous entriez en littérature frontalement. En congédiant d’emblée l’éternel féminin, et en prenant votre lecteur à la gorge”, a t-il souligné.
Première autrice française à recevoir le Nobel de littérature
L’événement est d’importance. Ce Nobel, qui arrive huit ans après celui de Modiano, est le premier à être accordé à une autrice française, et elle est seulement la dix-septième femme à le recevoir.
On ne compte plus les articles qui ont été écrits sur Annie Ernaux. Son style, sa façon de travailler l’autobiographie, son écriture au plus près des sensations, son souci de ne rien cacher de son expérience personnelle, dans un travail qui pourtant raconte le collectif, et qui en cela est politique. Et c’est cet aspect-là, son expérience de transfuge de classe, et la notion de honte sociale qui l’accompagnait, qui a marqué tous ses textes et qu’elle a rappelé dans cette conférence de presse, rappelant l’importance des travaux de Pierre Bourdieu dans son travail : “Il a été important pour moi, même avant d’écrire. C’est très certainement grâce à ses travaux que j’ai eu le courage d’écrire, j’ai reçu comme l’autorisation d’écrire. Et je ne voyais pas dans la littérature l’équivalent pour exprimer ce que maintenant on appelle le fait d’être transfuge de classe”.
Interrogée sur la notion de responsabilité dont elle a parlé en préambule, Annie Ernaux a précisé : “C’est considérer que la littérature peut avoir une action. Elle n’est pas toujours immédiate, je doute qu’elle puisse être prise en compte par ceux qui gouvernent, mais elle peut l’être par les gens qui lisent et au-delà, car un livre n’agit pas seulement sur ses lecteurs mais par ce qu’il sème. Je pense au rôle que je peux avoir dans l’enseignement, où je sais que mes textes sont lus et analysés. C’est vrai que je sens une responsabilité nouvelle : le discours du Nobel est un lieu pour dire des choses qui seront diffusées dans le monde. Je ne me défilerai pas.”
Transfuge de classe, et autrice féministe
Ce n’est pas seulement une transfuge de classe, mais aussi et surtout une féministe qu’ont récompensée les juré·es de l’Académie suédoise. L’Événement, son livre publié en 2000 où elle évoquait sa propre expérience d’avortement à une époque où c’était encore interdit en France, a été porté à l’écran en 2021 par Audrey Diwan, et le film a reçu le Lion d’Or du Festival de Venise. Comme si désormais l’heure était venue de célébrer de façon internationale ce que dit l’écrivaine depuis des années. Annie Ernaux s’est souvenue de l’écriture de ce livre : “Ce que j’ai fait en l’écrivant était plus que nécessaire, je n’imaginais pas que vingt-deux ans plus tard le droit à l’avortement serait remis en question aux États-Unis. Je l’ai écrit pour qu’on garde la mémoire, cette mémoire des femmes qui généralement disparaît très vite. Je lutterai jusqu’à mon dernier souffle pour que les femmes puissent choisir d’être mères ou de ne pas l’être. C’est un droit fondamental. La contraception et le droit à l’avortement, c’est la matrice de la liberté des femmes”.
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