A travers les aventures d’une scénariste partie à Tahiti pour écrire un improbable biopic sur Marlon Brando, Anne Akrich aborde la multiplicité de ses origines et de cette Polynésie française où elle a grandi.
C’est une longue jeune femme brune qui se cache dans un discret recoin du café où l’on a rendez-vous. On est surpris de cette évidente timidité chez quelqu’un qui peut s’enorgueillir d’avoir écrit un aussi excellent livre. Après Nina Yargekov et son Double nationalité (P.O.L) cet automne, Anne Akrich s’attaque à son tour à la notion d’identité dans Il faut se méfier des hommes nus. Alors qu’on l’interroge avec avidité pour mesurer l’ampleur du phénomène, elle choisit ses mots avec soin. Son histoire familiale symbolise “les joies de la France et du service militaire”, s’amuse-t-elle : “Ma mère est tahitienne et mon père un Juif tunisien qui a la nationalité française car son père, algérien, avait bénéficié du décret Crémieux. Mon père a été envoyé en Polynésie pour les essais nucléaires, il a rencontré ma mère et voilà. Je ne suis pas exactement ce qu’on appelle une Française de souche, pourtant je suis un pur produit de l’histoire de ce pays.”
Après un premier roman en 2015, Un mot sur Irène, c’est d’elle-même qu’Anne Akrich parle aujourd’hui, et de la Polynésie où elle a vécu de 12 à 18 ans avant de s’installer à Paris pour suivre des études de lettres. Qui l’ont menée jusqu’à une thèse – qu’elle n’a pas terminée, précise-t-elle. Les souvenirs affleurent dans ce calme café parisien où on la rencontre. Images de réunions familiales, de sorties à la plage et d’une chaleur accablante qui assomme tout et ternit le tableau : “J’ai vécu mes années là-bas comme un emprisonnement”, explique-t-elle. Et de parler de sa passion de la littérature, née justement du fait d’avoir été ado à Tahiti, “la lecture m’a arrachée à mon ennui”.
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L’île paradisiaque se transforme en cauchemar
Elle aligne des noms d’auteurs, on devine la bonne élève qu’elle a été, puis apparaissent des préoccupations plus personnelles, de celles qui font qu’une lectrice se révèle écrivaine. “Je voulais parler de Tahiti, un lieu romanesque dont peu de gens se sont emparés. Ce petit bout de terre au milieu de nulle part, on s’en fiche.”
Elle est retournée là-bas durant quelques mois pour écrire. Son livre débute comme une comédie romantique pleine d’humour et peu à peu se complexifie. Une jeune femme retourne à Tahiti, son île natale. Elle doit écrire un scénario sur la rencontre de Marlon Brando et Tarita, sa partenaire dans Les Révoltés du Bounty. Sauf que c’est compliqué de se glisser dans de stupides normes hollywoodiennes. Comme ça l’est aussi d’affronter son passé. Les retrouvailles avec les lieux de l’enfance ravivent chez la narratrice le souvenir d’un viol incestueux, d’autant que sa sœur jumelle l’a prévenue : l’oncle pédophile va bientôt sortir de prison.
L’île paradisiaque se transforme en cauchemar et le livre en polar. La romancière aborde différents sujets sensibles, comme la pauvreté qui gangrène l’île, la drogue qui y circule, les essais nucléaires et leurs conséquences. “C’est vrai que j’ai une vision un peu horrifique de cet endroit. En fait, le rêve et le cauchemar coexistent, voilà pourquoi c’est fascinant. Et la violence faite aux femmes est un problème très important là-bas, cela fait partie de mon histoire et je tenais à en parler.”
Un roman plus politique qu’il n’y paraît
On s’étonne de la présence de Marlon Brando. “Il a vécu là-bas et fait partie du folklore local, rappelle Anne Akrich. Je trouvais intéressant de mêler sa vision – pour lui, Tahiti est un paradis – à la mienne, si éloignée.” Son livre, en effet, n’est pas une simple biographie de l’acteur. Toutes sortes de genres littéraires s’y télescopent : scénario et roman, biopic et autofiction, comédie et drame.
Et s’agissant de genre, c’en est un autre qui ne tarde pas à être interrogé à travers la présence de “raerae” – les transsexuels de Tahiti. Car tout est lié et pensé dans ce travail, détaille patiemment Anne Akrich : “La question romanesque redouble celle du genre, car ce sont de petites cases qui permettent de désigner les choses. Quand on dit ‘roman policier’ ou ‘femme’, on sait où on est. Là, on fait exploser les cadres.”
Il faut se méfier des hommes nus est assurément un roman plus politique qu’il n’y paraît. “Bien que Tahiti fasse partie de l’histoire coloniale, ça n’est pas un sujet sensible, assure l’auteur. Ce livre me permet de dire certaines choses sans que ça ait l’air d’une revendication. L’idée, par exemple, que la France ne se limite pas à l’Hexagone. Regardez une mappemonde, c’est hallucinant, il y en a des petits bouts partout. En ces temps de repli, il est bon de rappeler que la France est plurielle.”
Il faut se méfier des hommes nus (Julliard), 324 pages, 19 €
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