Une réalisatrice de films underground vampirise ses proches. Dans ce premier roman à tiroirs, Anna North interroge le statut social et affectif de l’artiste. Brillant.
On se demandera à plusieurs reprises, au cours de la lecture de Vie et mort de Sophie Stark, quelle est la part de fiction arrachée à la biographie d’Anna North. Une connivence s’élabore entre l’héroïne, jeune artiste underground, et l’auteur, qui publie son premier roman en France, précédée d’un amusant CV (journaliste au New York Times, fan de David Foster Wallace, de Game of Thrones, de films d’horreur…).
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Un trouble confirmé par ses mots dans le dossier de présentation de son éditeur : “Je voulais que Sophie soit le reflet de ma propre identité en tant que femme et artiste, mais nous sommes très différentes. Je ne ferai jamais le genre de choses qu’elle fait subir à ses proches.”
Quelle est la trajectoire de ce personnage, Sophie Stark ? Etudiante mal dans sa peau, elle connaît une brève carrière de cinéaste successful à New York, réalise quatre films avant de se donner la mort de la plus radicale et bouleversante façon quelques années plus tard. On comprend alors que son personnage n’a cessé de nous échapper, insaisissable depuis le début, au fur à mesure que tombaient ses masques, comme une énigme jamais résolue.
Un roman gigogne où affleure une Amérique détraquée
Vie et mort de Sophie Stark est un montage de témoignages de ses proches, ceux qui l’ont aimée, puis détestée, ont partagé un temps sa vie – une petite amie, un futur époux, un frère, un producteur… Chaque partie fait naître un point de vue, une nouvelle confession qui alimente ce roman gigogne où affluent des récits de maladies, de crises familiales et de bad trips adolescents, des éclats de vies brisées qu’on lira comme autant de nouvelles. En toile de fond : une Amérique détraquée, médicamentée, captive de son ronronnement provincial.
Mystérieuse, l’héroïne du livre d’Anna North l’est à plus d’un titre. Vus par le regard des autres, sa vie et son corps absents échappent par définition à notre connaissance. Seuls ses rêves s’animent, à travers son œuvre : quatre films en forme de portraits expérimentaux (habilement incarnés, entre les chapitres, par de vraies-fausses critiques), véritables projections amoureuses, fantômes narcissiques où sont exprimés son mal-être et ses frustrations.
Tout geste de création recèle une trahison
Anna North échafaude un portrait d’artiste original et très maîtrisé : son héroïne y tient le rôle de machine à fantasmes alimentée par la vie des autres. Elle est “comme ces crabes qui se construisent avec des parties d’autres animaux”.
Un vampire assoiffé de fiction, volontiers vulnérable pour créer un climat de confiance, recueillir des confidences réutilisées, plus tard, dans ses films. A ce jeu, chacun fait figure de proie consentante – ce qui permet aussi à North de ne pas s’aventurer sur le terrain d’une morale.
En revanche, la romancière suggère que tout geste de création recèle une trahison, un mensonge primitif qui prive, au final, son personnage de réelles et durables relations. D’où son implacable solitude. Avec ce roman aux airs de making-of d’une œuvre filmique imaginaire, North affirme sa vision de l’art, et ramène l’acte de créer à ce que le critique de cinéma André Bazin appelait “un art de l’impureté”.
Vie et mort de Sophie Stark (Autrement), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Esch, 384 pages, 22 €
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