Le romancier ukrainien a dû quitter Kiev pour se réfugier en Ukraine occidentale. Il espère que les dirigeants européens vont parvenir à faire pression sur Vladimir Poutine.
Dans son dernier roman, Les Abeilles grises, paru ces jours-ci chez Liana Levi, l’auteur du Concert posthume de Jimi Hendrix met en scène deux hommes qui vivent seuls dans un petit village du Donbass, déserté du reste des habitants. L’un soutient les séparatistes pro-russes, l’autre les forces ukrainiennes, mais dans l’adversité, ils parviennent à cohabiter. Puis le narrateur, un apiculteur, charge ses ruches dans sa vieille voiture pour les conduire sous d’autres cieux. Un texte à la fois grave et plein d’humour, d’autant plus poignant aujourd’hui compte tenu de la tragédie en cours.
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Andreï Kourkov, né à Saint-Pétersbourg, est un écrivain ukrainien de langue russe. Dès son premier roman, Le Pingouin (Liana Levi, 2000), il a connu un succès international et son travail est traduit aujourd’hui en 36 langues. En 2014, il avait publié un essai, Journal de Maïdan, chronique des événements qui avaient alors secoué son pays.
Jeudi 24 février il était à Kiev, où il vit, lorsque les premiers bombardements ont commencé. Nous avons pu échanger par mail avec lui.
Où êtes-vous ?
Je suis maintenant en Ukraine occidentale, avec ma femme et mes fils. Ma fille vit à Londres.
Pensez-vous partir en Europe ou tenterez-vous de rester en Ukraine?
Nous prévoyons de rester. Au début de la guerre, notre fille était à Lviv, mais nous avons réussi à la retrouver et à la renvoyer à Londres. Elle a un travail là-bas.
Quelle est la situation ? Concrètement, pouvez-vous sortir, vous nourrir correctement, êtes-vous en danger ?
La région de Lviv est plus ou moins calme, mais il y a de nombreux points de contrôle sur les routes. Les voitures sont arrêtées, les documents vérifiés, les coffres ouverts. Les gens sont tendus. Il y a quelques jours, la police a arrêté un groupe d’hommes en civil avec des armes. On ne sait pas exactement qui ils étaient. Mais la veille, un jeune homme qui photographiait des installations militaires a été arrêté. Ils ont trouvé sur lui deux cartes bancaires russes. Sinon, les gens essaient de s’entraider. Une femme âgée nous a donné son appartement et est allée vivre avec sa fille. Il y a beaucoup de réfugiés ici et on les aide. La nourriture est gratuite pour eux. Il existe des centres de bénévolat où ils peuvent trouver un logement. Je ne me sens pas en danger, nous sommes loin de la ligne de front, bien que les troupes russes aient tiré à la fois sur Lviv et sur la ville de Brody avec des roquettes. Mais ces derniers jours ont été calmes.
Un des prétextes de Poutine est d’affirmer que les russophones sont discriminé·es en Ukraine. En tant que romancier écrivant en russe, vous sentiez-vous persécuté ?
Jamais ! Pendant trente ans, mes livres ont été publiés et vendus en Ukraine. Je n’ai pas été publié en Russie depuis longtemps et là-bas, mes livres ne se vendent pas. La politique de soutien de l’État à la langue ukrainienne est juste. Le processus de russification a duré deux cents ans pendant lesquels la langue russe a remplacé l’ukrainien. Si dans les années 1930, la ville de Kharkiv, à la frontière ukraino-russe, était presque entièrement ukrainophone, aujourd’hui, elle est presque entièrement russophone. Mais voyez comment les habitants russophones de Kharkiv défendent leur ville déjà délabrée contre l’armée russe.
Bien sûr, il y a toujours eu des gens en Ukraine mécontents de la politique de restitution de la langue ukrainienne. Avant la guerre, jusqu’à 15 % de la population était prête à voter pour des partis pro-russes. Je pense qu’après la guerre, il y en aura beaucoup moins. Après tout, toutes les villes que la Russie est en train de transformer en ruines sont des villes où vivent des Russes et des russophones. La Russie a déjà tué des centaines, voire des milliers, d’Ukrainiens russophones. En fait, Poutine a commencé à créer des problèmes aux russophones lorsqu’il a annoncé qu’il voulait les protéger. Après cela, de nombreux russophones se sont senti·es complices du crime et ont commencé à parler d’une voix plus calme. Comme s’iels avaient honte de parler russe.
Êtes-vous en contact avec les autres écrivain·es et intellectuel·les ukrainien·nes ? Est-ce que des écrivain·es russes vous soutiennent ?
Oui, nous sommes en contact avec tous les membres du centre PEN ukrainien et avec d’autres collègues. Certain·es écrivain·es sont maintenant au front, d’autres sont à la défense du territoire, d’autres se portent volontaires et aident les réfugiés et les blessés. La plupart des poète·sses et écrivain·es russes soutiennent Poutine et l’agression contre l’Ukraine, en témoigne leur lettre ouverte en faveur de Poutine dans la Literatournaïa Gazeta de Moscou. Mais il y a des écrivains qui n’ont pas peur de nous soutenir. Pas assez, pour un pays aussi immense que la Russie.
Pensez-vous que la guerre aurait pu être évitée ?
Sous le président Poutine, la guerre était inévitable. Poutine se prépare depuis longtemps, comme pour l’annexion de la Crimée.
Qu’espérez-vous maintenant ? Comment imaginez-vous les prochaines semaines ?
L’Ukraine a déjà tenu plus d’une semaine et continuera de tenir, malgré la destruction de villes et la mort de civils. La Russie peut s’emparer d’une partie du territoire et y déclarer de nouvelles “républiques” séparatistes, mais ils ne peuvent pas prendre le contrôle de tout le pays. Ils manquent déjà de troupes et de matériel. J’espère que le peuple russe lui-même se lèvera pour protester contre cette guerre. S’il ne se lève pas, cela signifiera que chaque Russe est complice des crimes de Poutine.
Qu’attendez-vous de l’Europe ? Qu’attendez-vous des intellectuel·les et artistes européen·nes ?
Je veux que le nom de l’Ukraine résonne en Europe à chaque seconde dans chaque rue, dans chaque maison. Nous sentons déjà le soutien de l’Union européenne. Nous sommes heureux qu’elle se soit enfin réveillée et ait compris qui est Poutine et ce qu’est la Russie aujourd’hui. Nous attendons une assistance plus spécifique en armes, en fournitures médicales pour les hôpitaux, militaires ou civils. Nous attendons des dirigeants européens qu’ils fassent pression sur Poutine et parviennent à le faire cesser de tuer des Ukrainien·nes et de détruire nos villes. Je m’attends à un intérêt plus sincère pour l’histoire ukrainienne et la littérature ukrainienne de la part des intellectuel·les. Nous avons quelque chose à partager avec l’Europe. Et j’ai une dernière demande : tant qu’il y a la guerre, boycottez la culture russe ! La culture russe fait partie de l’idéologie de Poutine, c’est un outil avec lequel il essaie d’endormir l’Europe et le monde civilisé. Pour recréer, pendant que l’Europe dort, la nouvelle Union soviétique à partir des États indépendants d’aujourd’hui, qui menaceront le monde entier avec des ogives nucléaires.
Est-ce que vous écrivez en ce moment ?
J’ai cessé d’écrire le roman sur lequel je travaillais. Maintenant, je n’écris que des articles et des reportages sur les événements en Ukraine. J’espère qu’après la guerre, je compilerai un livre à partir de ces textes sur la plus grande tragédie ukrainienne de ce siècle, la guerre russo-ukrainienne.
Pour comprendre ce pays qu’est l’Ukraine, quel est le livre que vous conseilleriez ?
Pour comprendre l’Ukraine et son histoire, je conseille avant tout de lire des auteurs de non-fiction tels que Martin Pollack, Timothy Snyder, Anne Applebaum, Serhii Plokhii. Mais il y a aussi de la grande littérature. Tout d’abord, le roman de Maria Matios, Daroussia la douce, publié il y a quelques années par Gallimard.
Propos recueillis par Sylvie Tanette.
Les Abeilles grises d’Andreï Kourkov. Traduit du russe par Paul Lequesne. (Liana Levi), 400 pages, 23 €.
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