Harry Parker a laissé ses deux jambes lors de la guerre d’Afghanistan. Il en fait le récit dans un roman poignant de la reconquête de soi par un jeune homme laissé pour mort.
Quand on le rencontre, dans les bureaux de sa maison d’édition, Harry Parker est assis à une table. Ce trentenaire charmant semble heureux de vivre. Il commence par s’excuser de son manque de réactivité aux questions : la fatigue, liée à ses nuits courtes de jeune père (une fille de sept mois).
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On aurait presque tendance à oublier ces prothèses qu’il porte désormais des hanches aux pieds ; la perte de ses deux jambes au combat, en Afghanistan. Le capitaine Parker, voulant prendre un raccourci, marcha sur un engin explosif.
Un roman remarquable écrit du point de vue de quarante-cinq objets
Il apprécie qu’on n’aborde pas directement le sujet, comme il s’était réjoui de la réaction de ses amis proches face à l’amputation : “Ils firent comme si rien ne s’était passé, comme si je n’avais pas changé.” Si ce calvaire lui a inspiré son premier roman, celui-ci n’a d’ailleurs rien du récit personnel, exercice thérapeutique ou catharsis auquel on pourrait s’attendre.
Livre remarquable, poétique et dérangeant, Anatomie d’un soldat décrit l’indicible (la “douleur inimaginable”, le vide d’un membre mutilé, l’horreur de la guerre) par un procédé audacieux : le roman est écrit du point de vue des quarante-cinq objets auxquels son corps eut affaire, directement ou indirectement, de son déploiement sur le terrain à son retour au pays : le garrot qui lui sauva la vie, son gilet pare-balles, sa nouvelle prothèse, etc.
Une mise en abyme qui lui permet d’appréhender la nature humaine telle qu’elle se révèle, dans ce qu’elle a de plus noble comme de plus détestable, au combat, à travers ces choses que l’on crée, que l’on échange, que l’on achète ou que l’on utilise, pour tuer comme pour soigner.
Une précision clinique et une distance admirable
A chaque chapitre, un nouvel objet prend la parole : “J’ai été soigneusement fabriquée sur une table en bois, aux pieds gauchis, qui était appuyée sur un mur de boue sèche”, commence le chapitre 4, l’histoire de la bombe qui le mutila. Des récits d’autant plus bouleversants qu’ils sont écrits avec une précision clinique et une distance admirable, comme William S. Burroughs le fit face à sa toxicologie dans Le Festin nu, Pasolini face au fascisme dans Salo ou les 120 journées de Sodome.
“Chaque objet a une tonalité, un timbre, une intonation spécifique”, affirme t-il en rougissant presque, confus qu’on le “prenne pour un dingue”. Il s’excuse aussi d’être légèrement dyslexique, explique que ce fut un effort d’écrire ce livre, comme il lui est visiblement difficile d’évoquer aujourd’hui son histoire.
Harry Parker a toujours préféré les formes aux mots. “Mon écriture est très visuelle, je n’essaie pas d’être intelligent.” Décrit par le Guardian comme un “grand roman cubiste”, Anatomie d’un soldat est inspiré du Guernica de Picasso. Ancien étudiant des beaux-arts au Royal Drawing School, il dessine aujourd’hui tous les jours. Des dessins sobres, en noir et blanc, représentant des paysages, natures mortes ou monuments, aussi beaux dans leur dénuement et leurs proportions que les objets qu’il dessine dans son livre.
La mission du capitaine Parker ? Aller à la rencontre des autochtones
Un travail aussi similaire sur le point de vue, l’angle. “La peinture m’a appris deux choses : comment tout se tient, une question de formes, et à quel point on peut dire beaucoup de choses avec presque rien.” Sa passion pour l’art lui vient de son enfance, à Gibraltar. “J’aimais observer le mouvement des avions dans le ciel, à l’aéroport près de chez nous, leur ballet incessant.”
Le plus admirable de son livre reste sa capacité à se projeter dans la tête de “l’ennemi” et d’imaginer ce que la population locale a dû souffrir, de son côté, comme humiliations et deuils. Avant son accident, le capitaine Parker avait comme mission d’aller à la rencontre des autochtones, d’engager le dialogue avec eux.
Une scène particulièrement poignante d’Anatomie d’un soldat met en scène un Afghan dont le fils a sauté lui aussi sur une bombe. Sauf que cet adolescent y a laissé sa vie et que l’engin avait été placé par les “forces alliées”. L’homme, qui soutient les Occidentaux, emmène le cadavre sur le camp militaire demander des comptes.
Parker senior, commandant en chef des troupes britanniques
C’est aussi cette relation au père qu’il faut lire entre les lignes du roman : Parker senior fut, jusqu’en 2013, commandant en chef des troupes britanniques. Sans doute la raison pour laquelle son fils ne nomme jamais le conflit en question, et ne donne pas son avis personnel sur l’engagement de son pays dans cette guerre.
Harry Parker est le genre d’homme à aller toujours de l’avant, sans s’apitoyer sur son sort, avec détermination et courage. S’il concède que marcher reste physiquement éprouvant, il dit ne rien regretter de ce qui lui est arrivé et qui a rendu sa vie “tellement plus intéressante”.
Anatomie d’un soldat (Christian Bourgois), traduit de l’anglais par Christine Laferrière, 416 pages, 22 €
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