Dix ans après Ce qui reste, Rachid O. fait émerger les tensions entre homosexualité et islam, écriture et filiation. un beau récit autour d’une crise identitaire.
Là où il y a de l’interdit, il y a des prédateurs. À Marrakech ou à Tanger, les garçons se cachent pour embrasser, ou plutôt se laisser toucher et étreindre par plus riches et âgés qu’eux. Cela se passe derrière la porte de somptueux riads, dans des voitures aux vitres teintées. Le trafic charnel peut donner de très mystérieuses histoires d’amour. Il révèle plus souvent le pire des travers humains, flatte instinct de domination et volonté d’assujettir l’autre.
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Dans ce cinquième livre, Rachid O. campe un narrateur flottant, en pèlerinage au Maroc, son pays d’origine. Homo revendiqué, sorte d’Hervé Guibert marocain qui a fait de la problématique sexuelle le coeur de son oeuvre, il semble pourtant, lors de ce séjour, étranger au sexe : impuissance qu’on attribue au décès du père et à une incapacité chronique à écrire. Le narrateur est ici un spectateur qui observe le commerce des corps autour de lui.
De cet examen nonchalant, une hypothèse troublante surgit, associant la prostitution masculine à un avatar du colonialisme. L’idée éclot à l’occasion de l’invitation d’Assel, jeune interlocuteur de l’écrivain, par un Français millionnaire féru de mascarade sadomaso : entre la poire et le fromage, le garçon est sommé de violenter son hôte « blanc » en riposte à la maltraitance qu’il a symboliquement infligée à ses ancêtres. La scène, drôle et piquante, révèle cependant le glissement opéré dans le rapport de force. Entre les deux hommes, l’inégalité a évolué : le fossé n’est plus que celui de la classe sociale et de l’argent.
Analphabètes explore d’autres facettes des retombées invisibles du colonialisme. Des couples-monstres (entre le Maroc et Paris, comme cet ami vieillissant, Gérard, assassiné par son amant), l’ignorance crasse, qui colle à la peau (celle de son père, furax contre « les colons » qui l’ont privé d’enseignement, mais la sienne aussi quand il se dit nul en orthographe). La quatrième de couve le martèle : « J’ai été analphabète pendant dix ans. » Et il y a quelque chose de troublant à voir ce titre, Analphabètes, brandi comme un étendard sur un volume dont la provenance symbolise tout l’inverse.
Qui est-il, lui, au milieu de tout ça ? Gay et issu d’une famille musulmane (son frère l’implore toujours de se marier), analphabète et publié par Sollers à 25 ans (L’Enfant ébloui en 1995), né à Rabat et parisien, en fracture vis-à-vis de ses origines mais ne sachant écrire sur rien d’autre. « Écris sur les Français maintenant ! », lui glisse son père au début du livre. On ne peut qu’être d’accord avec lui.
Emily Barnett
Analphabètes (Gallimard), 128 pages, 14,90 €
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