Des sœurs siamoises sexy, un garçon doté de nageoires, un bambin as de la télékinésie et une narratrice naine, albinos et bossue : bienvenue dans la foire aux monstres créée par l’Américaine en 1989.
Et si, parfois, les plus effroyables monstres étaient issus de fleurs ? S’ils naissaient, entre pétales et étamines, au cœur d’une rose ? A la fin des années 1970, une jeune femme flâne dans un jardin botanique de Portland. Face à la profusion de plantes hybrides, toutes fruits de la science horticole, il lui vient l’idée d’une histoire dont les personnages seraient eux aussi les produits d’expérimentations – des expérimentations qui, à rebours des principes de l’eugénisme, auraient pour objectif d’atteindre l’imperfection physique la plus spectaculaire qui soit. De ce présupposé naîtra dix ans plus tard un roman hors normes, Amour monstre.
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Un sujet casse-gueule traité avec un culot monstre
Sous le chapiteau d’un cirque itinérant, une mère de famille, promue geek de la troupe, gagne sa croûte en arrachant avec les dents des têtes de poulet. Soucieux de préserver les incisives de son épouse, le mari de Crystal Lil Binewski décide de mettre à contribution les talents de sa progéniture – ou, à défaut, de lui en inventer.
Après avoir bricolé un traitement à base de drogues, de produits insecticides et de substances radioactives, le couple donne successivement naissance à des sœurs siamoises sexy, un garçon doté de nageoires, un bambin as de la télékinésie et le canard boiteux de la bande – la narratrice Oly, à qui sa relative normalité (elle se contente d’être naine, albinos et bossue) vaut d’éprouver un fort complexe d’infériorité…
A sujet casse-gueule, traitement d’un culot monstre. De pathos, point. De voyeurisme, pas davantage, mais un saisissant alliage d’humour à froid et d’empathie : parmi les amours que met en scène Amour monstre – en grand nombre, de l’amour-haine au désir incestueux –, le plus poignant est celui que Katherine Dunn porte à ses personnages.
L’arrogance médiatisée, une arme de décervelage massif
Un amour contagieux, qui, à partir de sa publication en 1989, vaut au roman de fasciner cinéastes, musiciens de rock et écrivains – en 2011, le Swamplandia! de Karen Russell constituera un hommage à peine voilé. A travers le personnage d’Arturo l’Aquaboy, leader charismatique à qui ses milliers de disciples rêvent de ressembler, fût-ce au prix de l’amputation de leurs propres membres divers,
Dunn fait de l’arrogance médiatisée une arme de décervelage massif. Hors chapiteau, elle rend la famille Binewski d’autant plus inquiétante que les affects qui l’animent tendent au lecteur un miroir à peine déformant.
Sur les routes d’Amérique, une mécanique infernale s’enclenche. D’autant plus mégalomane que l’adulation dont il fait l’objet ne cesse de croître, Arturo s’emploie à devenir le parfait tyran domestique ; sous son emprise, son frère et ses sœurs sont à la fois des héros tragiques et les fruits d’un concours Lépine de l’ingénierie génétique.
Une génération plus tard, tout est – au sens propre – parti en fumée. Ne survit qu’une strip-teaseuse à la colonne vertébrale prolongée d’une queue : à la fois belle à prénom shakespearien et cousine de Caliban, Miranda est l’exact emblème d’Amour monstre, impur cauchemar et roman de rêve. Un rêve sans suite – jusqu’à son décès, survenu en mai dernier, Katherine Dunn ne publiera plus que des livres sur la boxe, discipline dont elle fut une chroniqueuse passionnée. Bruno Juffin
Amour monstre (Gallmeister), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Mailhos, 470 pages, 24,80 €
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