L’hallucinant inventaire des déboires auxquels peut s’exposer un homme. J. Robert Lennon rejoint l’élite des ironistes américains.
Le comble de la honte ? Le désastre psycho-familial ultime ? L’annihilation définitive de toute perspective de vie érotique dédramatisée ? Tout cela, Albert Lippincott y a eu droit au sortir de l’enfance : par la faute d’un loquet de porte défaillant, d’une soeur aînée un peu trop sexy et d’une mère pratiquant une pédagogie du coup de poing dans les dents, le malheureux inventé en 2004 par J. Robert Lennon a vu sa première (et dernière) expérience en matière d’onanisme virer au cauchemar. Et, quarante ans plus tard, persiste à se débrouiller pour que la moindre de ses entreprises débouche sur un fiasco émotionnel.
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Des losers, le roman américain n’en a jamais été avare. Des stakhanovistes de la récrimination morose non plus, et des héros à la sexualité problématique encore moins – de Nathanael West à Philip Roth en passant par Saul Bellow, échec, frustrtion et humour sont toujours allés de pair aux Etats-Unis. Mais, même dans un pays où la phobie de la déveine est un carburant littéraire de tout premier ordre, les paumés aux mésaventures aussi effroyablement cocasses que celles d’Albert (dit Mailman) ne courent pas les rues.
Attiré par la guigne comme par un pôle magnétique, ce facteur en délicatesse avec son administration n’a pas son pareil pour accélérer des suicides, causer des accidents mortels, découvrir des cadavres ou sympathiser avec des cancéreux en phase terminale.
Cette phase terminale, c’est celle à laquelle en est arrivée l’Amérique de Lennon, pays-fondrière où chaque surface prometteuse – famille, succès artistique, entreprise caritative – s’effondre sous le poids des espoirs que les personnages fondent sur elle. En bafouant de la sorte les idéaux d’une nation où l’optimisme a été érigé en vertu sacrée – voire, selon Julian Barnes, en devoir constitutionnel –, Lennon signe une comédie dont le potentiel subversif est d’autant plus redoutable que la noirceur y cohabite avec une scrupuleuse adhésion aux canons du réalisme social.
Bruno Juffin
Mailman (Monsieur Toussaint Louverture), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marie Chabin, 672 pages, 23 €. En librairie le 20 février
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