Historien et démographe, directeur d’études à l’EHESS, Hervé Le Bras publie deux livres qui analysent avec une méthode statistique et cartographique nouvelle la France d’aujourd’hui, sous l’angle politique – Le Nouvel ordre électoral (éd. Seuil) – et social – Anatomie sociale de la France (éd. Robert Laffont). Entretien.
Vous publiez ce mois-ci deux livres, dont une étude détaillée sur le tripartisme à la française, Le nouvel ordre électoral. Dans quelle mesure peut-on véritablement parler d’un « nouvel ordre électoral » ?
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Hervé Le Bras – Il est nouveau parce que jusqu’ici avec le bipartisme, le second tour servait à donner plus de sièges au parti qui était majoritaire au premier tour. Avec trois partis, le jeu est complètement faussé, car les reports de voix favorisent le parti qui est au milieu. On arrive à des cas où la droite est devancée par la gauche au premier tour, mais où dans un duel elle va gagner grâce à l’apport des voix FN. Ce n’est plus le parti qui a fait le plus de voix au premier tour qui l’emporte, mais celui qui est au milieu.
A partir de quand le tripartisme s’est-il cristallisé en France ?
Il se cristallise vraiment après 2012. Marine Le Pen fait 18,5% à la présidentielle, c’est-à-dire un peu moins que son père plus Mégret en 2002. Puis elle fait un saut énorme aux européennes – on ne l’a pas assez dit – et aux départementales, où elle monte à 25,5%. 7,5 points de mieux, c’est plus d’un tiers de gains, et elle fait maintenant 28,5%. A côté, toute la droite, en incluant Dupont-Aignant, est à 31% aux régionales.
Le tripartisme est-il complètement nouveau dans l’histoire de la Ve République ?
Oui complètement. Il a existé dans d’autres pays comme l’Angleterre vers 1900, quand l’émergence du parti travailliste a bousculé les Whigs (parti libéral, ndlr) et les Torry (parti conservateur, ndlr).
Même en France quand on avait la gauche, la droite dure et la droite libérale, ce n’était pas du tripartisme ?
Non, car c’était une hiérarchie différente. Il y avait d’abord le clivage gauche-droite, puis à l’intérieur de la droite les centristes du MRP, et à l’intérieur de la gauche les radicaux et les communistes. Maintenant le clivage principal est d’abord entre le FN et les non-FN, puis à l’intérieur des « non-FN » il y a la coupure gauche-droite. La preuve : quand la gauche ou la droite est éliminée au premier tour, l’autre parti s’arrange pour faire perdre le FN au second.
D’une certaine manière le FN a tout à fait raison quand il parle d’ »UMPS ». En ce qui concerne la droite, je parle de « Front républicain implicite », car la gauche vote plus facilement pour la droite que la droite pour la gauche en cas de second tour face au FN. Mais quand la droite sent que le FN peut passer, elle préfère voter pour la gauche. Je dirais que c’est presque du corporatisme.
A priori, si on suit votre raisonnement, Alain Juppé, à condition qu’il gagne la primaire des Républicains, a donc plus de chances de profiter de cette nouvelle organisation de l’ordre électoral que son adversaire de gauche ?
Oui, et d’ailleurs je le montre. Juppé – ou le candidat désigné par la droite – fera un score de 62-38. Le candidat de la gauche 57-43. C’est un peu difficile à expliquer, mais il y a une logique à ces calculs. On analyse d’abord ce qui s’est passé dans le cas des cantonales, on dégage quelques règles, on les applique et ça redonne les bons résultats. Aux régionales, ça marche aussi, sauf pour la Franche-Comté-Bourgogne. Si le FN reste à 28%, les chiffres que je vous donne devraient être exacts, sauf en cas d’événement exceptionnel, type attentat. Mais il y a un fond de résistance fort au FN, et la pente s’accentue à mesure qu’il progresse.
Vous semble-t-il évident que le FN sera présent au second tour de l’élection présidentielle ?
Pour l’instant tout le donne au deuxième tour. Mais il faut que j’aie les résultats du premier tour pour évaluer les résultats du second. Or le premier tour est encore très ouvert, et il réserve bien des surprises. L’élection présidentielle de 1981 en est une illustration éloquente. A cette époque Emmanuel Todd et moi travaillions pour L’Express, on avait fait un sondage privé la veille du premier tour, qui donnait Marchais à pratiquement 20%, et Mitterrand à 22%. L’Express avait titré sur « Giscard reconduit ». Mais le lendemain Marchais était à 14,5% et Mitterrand à 27,5%. Ça changeait la donne, le PS maîtrisait le PC, et Mitterrand est passé. Le premier tour est toujours indéterminé.
En l’occurrence le camp du PS ne semble pas dans une très bonne dynamique, car il est profondément divisé…
C’est clair. Mais c’est la strate politique de gauche qui s’est décomposée, pas forcément l’électorat. C’est un modèle quasi-mécanique : l’électorat a certes glissé vers la droite, mais les partis politiques ont glissé plus vite. Le PS s’est retrouvé un peu décalé vers la droite par rapport à son électorat, il a donc récupéré une partie de l’électorat centriste. Cela explique le paradoxe de 2012, où en pleine période de droitisation, les mairies, les départements et les régions étaient majoritairement à gauche. Le PS sort de ce mouvement de droitisation dans un état lamentable, ce qui est dommage car il y a désormais un électorat de gauche qui est peut être plus uni que jamais. D’autant plus que les gauchistes qui étaient à 14% de 2002 ont disparu.
Où sont passés les électeurs de l’extrême gauche justement ?
Ils se sont évanouis dans la nature. C’était un électorat mal saisissable.
Vous ne croyez pas en la dynamique Mélenchon ?
La carte électorale du vote Mélenchon en 2012 était très proche de celle du PS. Autrement dit c’est vraiment une version du PS, donc il n’a rien récupéré de l’électorat gauchiste.
Et une dynamique écolo ?
Les écolos sont divisés. Leur électorat se situe dans la première couronne urbaine, il se compose de cadres moyens, des gens assez cultivés, ni en haut ni en bas de la société. Les résultats récents montrent qu’ils s’effondrent, comme aux dernières régionales, où ils font d’habitude de bons scores.
Marine Le Pen n’a aucune chance selon vous ?
Non, elle n’en a aucune. Le FN n’a ses chances que s’il arrive à conclure un accord avec la droite, ou avec une partie de la droite. Ce serait une recomposition complète du paysage politique. Dans les reports, quand il y a un duel FN-gauche, 30% des voix de droite se reportent sur le FN, quel que soit le rapport. Il y a donc une certaine porosité. En revanche dans les 70% restants, si le FN n’a aucune chance face à la gauche ils s’abstiennent, mais si le FN risque de gagner, alors 50% d’entre eux votent pour la gauche. Il y a cette résistance.
Je pense que la droite n’aurait aucun intérêt à avoir un allié plus fort qu’elle. Or comme Les Républicains sont moins fort globalement que le FN – si on ne compte pas le Modem et l’UDI – il est improbable qu’ils s’allient avec lui. C’est le pot de terre et le pot de fer.
Ça fait quelques années, depuis la parution du livre de Christophe Guilluy, La France périphérique, que la montée du FN est expliquée par sa progression dans les zones rurales. Cela vous semble-t-il pertinent aujourd’hui ?
Ce n’est ni faux ni juste. Si vous prenez les communes de moins de 10 000 habitants, vous êtes à 29% de vote FN. Si vous prenez les communes de plus de 50 000 habitants, vous êtes à 22%. Entre les deux, pour les communes de 30 000 habitants, c’est à 31%. Christophe Guilluy s’appuie là-dessus pour étayer son propos.
Mais prenons une autre perspective : dans le grand Ouest, aux régionales vous êtes à 20% de vote FN ; en Nord-Pas-de-Calais-Picardie vous êtes à 40%. Autrement dit les écarts entre régions sont beaucoup plus forts en terme de variance que les écarts entre la périphérie et le centre. Ces derniers sont apparus en 2007, c’était la partie dynamique, c’est pourquoi on a pensé que c’était une explication, et qu’il a écrit ce livre. En réalité ces écarts se sont tassés.
L’électorat du FN est-il plus jeune qu’auparavant ?
Le bloc d’âge où son score est le plus élevé, c’est 25-55 ans. C’est intéressant, car cela cadre avec l’idée que c’est ceux qui voient leurs perspectives bouchées. Les jeunes au dessous de 25 ans y croient encore, et après 55 ans ils attendent la retraite. La partie intermédiaire se heurte au moment où il faut combiner logement, ascension sociale, éducation des enfants, etc. Les cadres FN sont jeunes, pas son électorat. Dans la période 25-55 ans, ils ont 33% aux régionales, au-dessous de 25 ans ils doivent être à 27%, et ils sont à 15 ou 20% au-dessus de 55 ans.
Laurent Bouvet a-t-il raison de parler d’insécurité culturelle, et de dire que le clivage politique est désormais moins social qu’identitaire ?
Son livre est sympathique, mais je suis un matérialiste, et je n’ai pas de données qui me confortent dans cette idée. Là où il a raison, c’est que les distinctions de classes sociales ne jouent plus beaucoup. Il y a un mélange : presque 50% des ouvriers sont mariés à une employée. Il n’y a plus de ménages ouvriers. De ce point de vue il est possible que Laurent Bouvet touche un point, mais comment retomber sur les données électorales à partir d’une analyse fine ? Quels paramètres choisir ? Il est vrai que les régions où il y a un fort taux de sans diplômes votent davantage pour le FN, mais d’autres facteurs se recoupent. Ce sont des régions pauvres, mais la pauvreté n’est pas de l’insécurité culturelle. Quand il me produira un indicateur que je pourrais croiser avec les cartes du FN, on pourra en reparler.
Que diriez-vous du pays à partir des données du recensement que vous avez analysées dans l’Anatomie sociale de la France ?
Là où elle a le plus changé, c’est au niveau de l’éducation. En 1982 25% des ouvriers avaient un diplôme, maintenant c’est presque 70%. L’ouvrier qui n’a pas de diplôme respecte son patron, car c’est celui qui détient le savoir. Mais dès qu’il a un bac technique, il sait que le patron lui raconte des fariboles. Ce n’est plus le même monde. On a parlé des « trente piteuses », mais du point de vue de l’éducation ce n’est pas le cas : les Français et les jeunes ont réagi à la crise de 1975 en faisant des études, pour éviter le chômage.
Pour la même raison les femmes prennent de l’avance sur les hommes en matière d’éducation. A diplôme égal avec les hommes elles ont des professions moins rémunératrices, elles prennent donc une dose d’études de plus. Le nombre de diplômés des grandes écoles en France est un des plus élevés d’Europe. Il y a un mythe méritocratique. Les Français y croient beaucoup plus que d’autres pays. Quand ils sont face à des difficultés, ils réagissent par des études. C’est pourquoi il y a 40% de plus de femmes que d’hommes dans les diplômés du supérieur.
Quel autre aspect de la société française a changé ?
La France est devenue mixte : 40% des naissances actuellement ont un grand parent immigré. L’intégration française marche donc très bien. On peut aussi regarder le niveau de diplôme obtenu par des élèves nés en France et par les enfants d’immigrés : les enfants d’immigrés sont moins diplômés certes, mais quand on observe le métier des parents, on découvre que les enfants nés en France réussissent un peu moins bien. Par contre, là où l’intégration ne marche pas, c’est lorsqu’on ne trouve pas de boulot après le diplôme. C’est ce qu’on appelle la discrimination. Le piston est essentiel ; quand vous êtes enfant d’immigré, vous n’avez pas de carnet d’adresse.
Que vous inspire la thèse du « grand remplacement » en vogue à l’extrême-droite ?
Cela n’a pas de sens : c’est un pur délire idéologique. C’est la mixité qui l’emporte. Les adeptes du grand remplacement appliquent en fait la méthode américaine : est considérée comme non Français d’origine toute personne qui a au moins un ascendant non Français. De fait, très peu de personnes en France n’ont pas d’ascendants étrangers.
En quoi l’accès aux big data du recensement national changent-elles votre travail ?
Ces données sont formidables, mais cela complique les choses. Cela oblige à avoir une vision plus complexe de la société. Selon l’angle que l’on prend, on a des résultats qui se contredisent. Quand on fait une enquête par sondage, on a une vision de la société assez simple. Mais c’est une vision éclatée. Quand on essaie de recoller les morceaux, c’est plus complexe ; il y a des interactions. Or, la réalité d’une société, ce sont ses interactions. Je trouve donc intéressant de croiser des données.
Comment expliquez-vous le succès actuel de la cartographie dans les sciences sociales ?
Les premières cartes que j’ai faites en 1992 sont restées confidentielles, car on n’était pas habitués à ce mode d’analyse. Aujourd’hui, on voit des cartes partout ; la météo, les scanners, les cartes d’astronomie, de réchauffement climatique, ce sont les mêmes codages. La grille de lecture a changé. Et puis, il y a une autre explication : j’aurais aimé appeler ce livre Robinson en famille. Jusqu’ici, on considérait un « homo-sociologicus » ; on expliquait Robinson par ses caractéristiques individuelles ; or, plein d’autres facteurs comptent : avec qui il est marié, qui sont ses copains… On voit que ses copains résident à côté de lui : la cartographie permet ainsi de saisir ce qui est « non robinsonien », et c’est fondamental. Le charme de la carte permet de saisir cette dimension des liens sociaux. Il y a la montée d’une approche plus morphologique qu’analytique : elle prend les choses par le haut. La cartographie prend précisément les choses par en haut.
Propos recueillis par Jean-Marie Durand et Mathieu Dejean
Le Nouvel ordre électoral. Tripartisme contre démocratie, éd. Seuil, 13€ et Anatomie sociale de la France. Ce que les big data disent de nous, éd. Robert Laffont, 13,99€
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