Porteur de toute la tragédie de la Shoah, le romancier israélien s’est éteint à l’âge de 85 ans.
“Plus de cinquante ans ont passé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le cœur a beaucoup oublié, principalement des lieux, des dates, des noms de gens, et pourtant je ressens ces jours-là dans tout mon corps. Chaque fois qu’il pleut, qu’il fait froid ou que souffle un vent violent, je suis de nouveau dans le ghetto, dans le camp, ou dans les forêts qui m’ont abrité longtemps. La mémoire, s’avère-t-il, a des racines profondément ancrées dans le corps. Il suffit parfois de l’odeur de la paille pourrie ou du cri d’un oiseau pour me transporter loin et à l’intérieur”, écrivait Aharon Appelfeld dans Histoire d’une vie, qui lui a valu le Médicis étranger en 2004.
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Caché dans les forêts
L’écrivain portait en lui toute la tragédie du XXe siècle, elle était le matériau même de ses textes. Il est mort chez lui, en Israël, à l’âge de 85 ans. Il était né en 1932, à Czernowitz, en Bucovine, aujourd’hui en Ukraine. Depuis cinquante ans il écrivait, en hébreu, des romans, nouvelles et poésies, en refusant d’être défini comme quelqu’un qui écrit sur la Shoah. Elle avait pourtant marqué sa vie à jamais : né en Roumanie, il avait été déporté dans un camp de Transnistrie encore tout enfant, dont il avait réussi à s’échapper. Il avait alors survécu caché dans des forêts, parmi d’autres enfants et marginaux, avant d’être pris en charge à la fin de la guerre par une organisation qui l’avait envoyé, avec d’autres orphelins, en Palestine.
Depuis le début, l’auteur de La Chambre de Mariana revient sur ce continent perdu, le yiddishland, et exhume la vie que menaient les communautés juives en Europe centrale avant la Shoah. Son œuvre met également en scène le drame indicible de celui qui survit à l’horreur du génocide. Cette expérience intérieure caractérise un travail littéraire qu’on a pu rapprocher à la fois de Kafka, pour l’inquiétante absurdité que cache le quotidien, et de Proust, pour la façon de sonder l’expérience intime.
L’hébreu, une “langue maternelle adoptive”
Auteur de pages magnifiques, d’une intensité rare, Appelfeld a construit année après année une œuvre d’une grande cohérence, où les personnages forment une sorte de fratrie. Il considérait d’ailleurs son travail comme un ensemble dont chaque nouveau livre constituerait un chapitre. En février prochain, les éditions de L’Olivier publieront Des jours d’une stupéfiante clarté. Le roman raconte la quête d’un jeune homme qui, fuyant un camp de concentration, n’a de cesse de retrouver sa maison natale. Avec, toujours, la même question existentielle : comment vivre après l’horreur ? La romancière Valérie Zenatti, sa traductrice française, explique qu’Appelfeld y répond “en s’approchant au plus près des survivants, guettant leurs gestes, leurs hésitations, leur générosité ou leur violence, pénétrant dans leurs visions et leurs cauchemars, replaçant l’homme dans sa condition vulnérable et incertaine, infime parcelle d’un tout mystérieux que le langage peine à contenir”.
Et la vie et l’œuvre d’Appelfeld sont d’ailleurs également porteuses d’une autre problématique, elle aussi très emblématique des tragédies du XXe siècle : celle de la langue d’écriture. Né dans une famille germanophone mais avec des grands-parents yiddishophones, Appelfeld avait pour habitude de dire que l’hébreu, qu’il a découvert et appris après guerre, était sa “langue maternelle adoptive”. Son exil, son rejet d’une langue maternelle qui était celle des bourreaux, son difficile apprentissage d’une nouvelle langue, mot à mot, alors qu’il est tout juste adolescent, ont marqué sans aucun doute sa relation intime à l’écriture.
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