Rencontre, forcément comique et pleine de non-sens, avec le surdoué des lettres britanniques, Adam Thirlwell, à l’occasion de la parution de son nouveau roman Candide et lubrique.
Adam Thirlwell pose un sacré dilemme au critique qui le rencontre: comment écrire le portrait d’un écrivain qui refuse toute pertinence aux données biographiques ? En 2009, dans son essai Le Livre multiple, il affirmait:
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« Pour écrire un roman qui décrive fidèlement nos traumatismes cosmico-universels, il faut s’inventer soi-même en tant que moi purement linguistique, indépendant d’une famille ordinaire, des pères et des mères ordinaires : c’est là l’une des premières leçons de Sterne (Sterne, bien sûr, c’est Laurence Sterne, l’un des maîtres du romancier, ndlr). Dans ces pages, je souhaite mener une expérience sur la postérité: je veux prendre Sterne pour père. Voire, l’engendrer comme père.”
Formidable projet, sauf que la réalité l’a depuis rattrapé: à 37 ans, l’auteur de Politique a en effet donné naissance non pas à son père, Laurence Sterne, mais bel et à bien à un fils, qui a tout juste 6 mois. On comprend donc mieux ses cernes et son air à côté de la plaque, signes révélateurs du manque de sommeil du jeune parent.
S’il cite Sterne, c’est peu ou prou toute l’histoire de la littérature qui est convoquée dans l’essai du romancier anglo-saxon, dont le dernier roman, l’excellent Candide et ludique, est une « déclinaison sous la forme fictionnelle« . Le héros est ce jeune homme paresseux, mythomane et égocentrique. Il est pourtant extrêmement sympathique, aux yeux du lecteur, par qu’il tient à rester sincère avec lui, tandis qu’il ment au monde entier et à lui-même en premier lieu.
Entre drogue, orgie(s) et braquage d’une banque avec un pistolet en plastique, il erre dans un monde où il ne sait plus qui il est. “C’est une sorte de copie qui cherche son original”, explique Thirlwell, l’illustration de sa “théorie des multiples” : le moi n’existe pas, ni dans la vie, ni dans l’œuvre d’art. Le roman est un « multiple », la déclinaison, en un certain nombre de signes, d’une vérité qui peut être traduite dans toutes les langues. Ainsi, Jacques le Fataliste de Diderot est la réécriture, le multiple de Tristram Shandy de Sterne, qui sera ensuite multiplié sous une autre forme par un auteur brésilien, Machado de Assis, etc.
Univers loufoque, baroque, extrêmement comique
Mais s’il est considéré comme l’un des écrivains les plus intéressants de sa génération, adoubé par Milan Kundera comme A. S. Byatt, lauréat deux fois du prix Granta du meilleur auteur (2003, puis 2013), c’est moins pour ses idées sur la littérature, aussi brillantes soient-elles, que pour l’univers loufoque, baroque, extrêmement comique de ses romans. De Cervantès à Sterne en passant par Nabokov, ces auteurs préférés d’Adam Thirlwell ont d’ailleurs tous ce don pour la dérision et l’ironie et une conception de la littérature comme “déclaration de guerre à l’esprit de sérieux”.
“Je ne suis pas très anglais, plus européen, ajoute-t-il dans un français parfait, de même que je suis un Juif non juif… J’ai toujours eu un problème avec l’identité.”
Un discussion avec Adam Thirlwell, ça se décline d’ailleurs comme un jeu de cache-cache, presque un jeu de dupes : je te donne tel élément sur ma vie, je masque tel autre. Et si l’on apprend qu’il s’est rêvé poète enfant, avant de devenir romancier, il n’aborde pas sa famille ou sa vie privé, ni au cours de cette conversation ni dans ses interviews ni dans ses livres. Le “Jeu” plus que le « Je » donc : le moi n’existe pas, et la biographie, de même que l’autofiction, n’ont pas grand intérêt.
“Les vrais risques, lance-t-il avec un brin de provocation, c’est dans la fiction. Si je veux vraiment explorer le réel, la vérité, je vais utiliser ce jeu métafictionnel, un jeu très évident avec le lecteur : il sait que ce n’est pas du tout réel, ce que je dis, mais en même temps, il y a quelque chose de réel qui se passe, entre le lecteur et le narrateur. C’est cet espace qui m’intéresse de plus en plus. Ainsi, paradoxalement, la fiction crée beaucoup plus d’intimité et de possibilités que la confession vraie ou l’autofiction.”
l’obsession pour la procréation, la continuité de l’espèce
Un sujet, pourtant, reste à ses yeux extrêmement grave : le sexe. Non en tant que tel, mais pour ce qu’il révèle: cette obsession pour la procréation, la continuité de l’espèce, autant que les fantasmes. On se souvient, dans Politique (2003) de la scène hilarante de ménage à trois dans laquelle la pauvre Nana, pour être gentille avec son amie lesbienne Anjali, autant que pour satisfaire ce qu’elle croit être un fantasme de son petit ami Moshe, entraîne sa meilleure amie de leur lit… Et va à la catastrophe. Une autre scène, toute aussi comique, ressort de Candide et lubrique : une gigantesque orgie au cours de laquelle le narrateur se retrouve notamment à coucher, devant sa femme, avec leur meilleure amie… Sans que l’épouse sache qu’ils sont déjà amants depuis des mois. Pour Thirlwell, les scènes de sexe révèlent ce “cercle vicieux de l’incompréhension entre individus qui est, chez Laurence Sterne, à l’origine de tout récit”.
Avant de se quitter, on aborde la question de son âge : comment aborde-t-il le virage délicat du troisième roman et de la quarantaine ? Comment ne pas « mal vieillir », garder cet esprit irrévérencieux qui l’a fait connaître, quand on devient adulte et qu’il s’agit de prendre ses responsabilités? “La réponse se trouve dans mon dernier roman.” Réponse géniale de l’écrivain, qui consiste à assumer cette immaturité, la revendiquer comme une forme d’idéal d’ordre esthétique et moral. Rester « candide » comme l’indique le titre (« cute » dans la version anglaise), mais aussi « lubrique« . Esthète, décadent. Car, conclut-il en citant Proust : « la vraie vie, au fond, est dans la littérature ».
Adam Thirlwell, Candide et lubrique, traduit de l’anglais par Nicolas Richard, éditions de L’Olivier, 399 p., 23 euros
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