A l’heure du débat sur l’enseignement des lettres classiques, les œuvres de Virgile (70-19 av. J.-C.) sortent en Pléiade. L’occasion d’interroger son importance aujourd’hui.
Il fut un temps où lire Virgile pouvait sembler naturel : c’est par exemple la consolation merveilleuse du jeune Baudelaire, infiniment triste, tel qu’il en parle dans la correspondance si poignante avec sa mère ; c’est aussi la récréation de Flaubert trimant sur Salammbô, qui s’offre chaque après-midi, dans la solitude de Croisset, comme une sieste poétique spécialement raffinée, une petite heure de fréquentation de l’Enéide…
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Mais c’était au XIXe siècle ! Qu’en est-il aujourd’hui ? Qui, sérieusement, peut prétendre encore lire Virgile “pour de vrai” ? Et dans quelle langue ? Avec quel plaisir sincère, sinon celui de l’étude plus ou moins savante ?
Virgile, génie total
La publication d’une magnifique Pléiade est l’occasion de se poser ces questions, à l’heure particulière où s’exalte en France le débat sur l’enseignement des “lettres classiques”… En réalité, à part peut-être Paul Veyne ou la géniale Florence Dupont (dont il faut absolument lire l’essai sur l’idéologisation de l’Enéide comme roman national : Rome, la ville sans origine), personne aujourd’hui ne maîtrise parfaitement le latin, et au fond ce n’est pas si grave : on a, avec une telle édition bilingue, le moyen de saisir, de sentir même, le génie lointain mais total de Virgile.
Cette Pléiade suit l’ordre chronologique traditionnel des œuvres : Bucoliques, Géorgiques, Enéide, soit trois recueils comptant respectivement 800, 2000 et 10000 vers, pour lesquels il fallut au poète trois, sept et onze ans d’un travail interrompu par la mort (en 19 av. J.-C.) et la tentation testamentaire de brûler l’ouvrage in-fini. Le nombre importe peu, mais dit l’expansion d’une œuvre tendue, à force de peine et d’années, vers une perfection qui lui échappe in fine.
Approcher un trésor perdu
La lire demande de même du travail, et l’adaptation à des règles oubliées, mais sans exclure l’émerveillement immédiat, comme devant un tableau de Poussin : c’est un monde qui n’est plus le nôtre, qu’il ne faut pas faire semblant d’annexer au contemporain, mais approcher comme un trésor perdu, un miroir retrouvé.
Lire l’Enéide, lentement, c’est cela : refaire l’apprentissage de l’errance, de l’amour, de la guerre, réapprendre ce que signifie le poids du père (cet Anchise qui est comme un fardeau d’avant Freud) et revivre la mort de Didon vouée à revenir, sublime, chez Purcell ou dans le Paris fantôme des Fleurs du mal…
Nulle “antiquaillerie”, ici, mais une manière de palimpseste général de tant de lectures dont nous sommes faits, de Dante à Valéry, de Claude Simon à… Yannick Haenel (dont le récent Je cherche l’Italie emprunte son titre à Enée). Edition savante qui sait s’alléger de toute cuistrerie, riche de traductions nouvelles quand les modèles ne manquent pas, proposant en outre des pièces “attribuées” à Virgile, ce volume des œuvres complètes du “plus grand génie que la terre ait jamais porté” (dixit Claudel) pourrait bien être le livre de l’été, comme celui des saisons à venir, qu’il accompagnera tel un guide au long cours à travers vingt siècles de (re)lectures : en français et en latin, une sorte de bible (romaine) au carré.
Virgile – œuvres complètes (Gallimard, La Pléiade), édition bilingue établie par Jeanne Dion & Philippe Heuzé, 1 488 pages, 59 €
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