Une biographie écrite par Béatrice Mousli et Débriefing, un recueil de nouvelles inédit, rappellent à quel point Susan Sontag fut une intellectuelle et une auteure majeure. Contre les normes et les identités fixes.
Pour commencer sa biographie, Béatrice Mousli évoque ce 28 décembre 2004, jour où, tandis que le monde a les yeux fixés sur le tsunami qui dévaste le littoral de l’océan Indien, “une écrivaine de 71 ans se meurt d’un cancer dans une chambre d’un hôpital de New York”.
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Avec Susan Sontag, l’Amérique perd celle qui fut peut-être l’intellectuelle la plus influente de la seconde moitié du XXe siècle. Une auteure qui bouleversa nos perceptions de l’image (Sur la photographie), de la littérature (Contre l’interprétation), de la guerre ou de la maladie.
Une femme sans tabou, bisexuelle, divorcée à 25 ans
De Sontag, on connaît la femme sans tabou, bisexuelle, divorcée à 25 ans afin de vivre pleinement sa vie à Paris, Chicago, New York. On a en tête ces clichés en noir et blanc qui l’immortalisèrent, pris par sa dernière compagne, Annie Leibovitz. Celle d’une personne qui, atteinte d’un cancer incurable, se sait condamnée.
Et qui retourne la situation sur elle-même, faisant de l’atroce sa source d’inspiration. Ce sera son immense essai La Maladie comme métaphore. La façon dont elle y dénonce les métaphores sibyllines sur la maladie pour nommer les choses, d’une façon clinique, sans pudeur ni retenue, est désormais appliquée par de nombreux praticiens.
“On peut se référer à l’œuvre pour interpréter la vie. On ne saurait se référer à la vie pour interpréter l’œuvre”
“On peut se référer à l’œuvre pour interpréter la vie. On ne saurait se référer à la vie pour interpréter l’œuvre”, écrit Susan Sontag dans Sous le signe de Saturne. C’est le parti que prend Béatrice Mousli, auteure déjà d’un Valery Larbaud. Cette professeure à l’université de Californie du Sud, où résident les archives de Sontag, a eu accès aux textes les plus personnels, articles, notes, lettres. C’est en étudiant avec rigueur et vigilance les mots même de l’écrivaine qu’elle dresse son portrait.
Le portrait d’une femme d’idées mais aussi et surtout d’action, qui s’engagea contre la guerre au Vietnam et fut arrêtée pour cela, dénonça les massacres en Bosnie quand le monde entier préférait encore fermer les yeux. Une écrivaine qui se définissait parfois comme metteur en scène ou romancière, sous-estimée toutefois pour son œuvre de fiction, comme c’est souvent le cas pour les intellectuels.
“Je suis une nomade qui se plaît dans la découverte des choses”
A la question “qui êtes-vous ?”, Sontag répondait : “Je suis une nomade qui se plaît dans la découverte des choses, dans les rencontres, les échanges. Je ne me sens pas américaine en Amérique, mais je ne le suis jamais autant qu’à l’étranger. Tout m’intéresse et rien ne me préoccupe autant que d’être juste, toujours. Je suis attirée par les chemins du cœur les plus tortueux. Et j’aime les décrire de toutes les manières.”
C’est d’ailleurs ce qu’elle fait dans les dix nouvelles écrites pour la presse, réunies dans le recueil (inédit), Débriefing, qui sort ces jours-ci. Sa manière privilégiée pour dire les chemins du cœur les plus tortueux est l’humour : un humour noir, grinçant, qui va souvent de pair avec un certain sens du fantastique pour exprimer toute l’absurdité de l’existence, de l’identité, contrer toute injonction sociale à occuper sa place, transgresser les conventions et les normes.
Dans “Mannequin”, un homme commande un androïde à ses traits pour vivre à sa place : aller non seulement travailler, mais vivre avec sa femme et ses enfants. Le mannequin tombera amoureux de sa secrétaire, au point de vouloir quitter l’épouse ; il faudra dès lors au narrateur se commander un second mannequin pour que le premier puisse s’en aller avec sa maîtresse tout en étant remplacé.
Chacun des mannequins réussira une vie de famille exemplaire et une carrière intéressante pendant que l’homme végète, mal rasé et sale – qui est le plus humain ? A moins qu’ici Sontag ne s’attaque à la vie “normale”, celle d’employé de bureau et de chef de famille, qui pourrait tout aussi bien être menée par des robots…
L’écart entre l’artiste et l’humain, les paradoxes de l’adolescence
La nouvelle la plus belle, la plus émouvante, est la toute première, “Pèlerinage” : une gamine de 14 ans, petite intellectuelle en herbe, mal à l’aise dans son milieu et incomprise par ses parents, tombe amoureuse du roman de Thomas Mann, La Montagne magique.
C’est alors qu’un de ses amis, adolescent lui aussi, découvre que Mann vit toujours en Californie où il s’est réfugié pour fuir le nazisme, et lui téléphone : Katia Mann les invitera à prendre le thé. Et voici nos deux gamins empêtrés dans leur timidité dans le bureau du Maître, gentil et guindé, qui les enchantera autant qu’il les décevra : “L’homme que j’avais devant moi ne prononçait que des phrases sentencieuses quoiqu’il fût l’auteur des romans de Thomas Mann.”
Sontag explore avec une finesse rare l’écart entre l’artiste et l’humain, les paradoxes de l’adolescence. On regrette presque que cette seule nouvelle ne soit pas devenue un roman : celui-ci aurait pu rivaliser, haut la main, avec Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur de Harper Lee.
Débriefing de Susan Sontag (Bourgois) traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marie-France de Paloméra, 394 pages, 15 €
Susan Sontag de Béatrice Mousli (Flammarion) 450 pages, 23 €
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