Salué par Stephen King, My Absolute Darling de Gabriel Tallent conjugue le sublime et l’effroi. Un subtil alliage qui rappelle aussi Joyce Carol Oates.
Mendocino est l’un de ces lieux sauvages et isolés, désespérés mais d’une beauté à couper le souffle, que l’on trouve ici ou là sur la côte californienne. Si My Absolute Darling, le premier roman de Gabriel Tallent, captive immédiatement, ce n’est d’abord pas tant pour la qualité indéniable de son style, son intrigue ciselée, son héroïne poignante que pour son aptitude à exprimer ce territoire-là, dans sa singularité profonde. Un territoire que l’auteur connaît comme sa poche, pour y avoir passé son enfance.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
C’est donc une maison délabrée, perchée au bord d’une colline, où un père et sa fille vivent reclus. Parfois, quand elle n’en peut plus du paternel, Turtle s’échappe dans la forêt qui s’étend aux alentours. Ils mènent ainsi une existence à part, coupée de tout, rythmée par des rituels étranges. Comme cette séquence quotidienne de tirs à l’arme à feu, son père, Martin, la forçant depuis ses 6 ans à dézinguer tout type de cible pour la préparer à la fin du monde, imminente selon lui.
La psyché dérangée d’une adolescente
A la façon dont Turtle perçoit ce qui l’entoure, on comprend que quelque chose cloche du côté de Martin. “Il tient sa bière contre son torse et boutonne sa chemise de l’autre main, écrit Tallent. Ils attendent ensemble sur la zone de stationnement gravillonnée ourlée de tisons de Satan et de bulbes d’amaryllis belladone en dormance. Turtle sent les relents de pourriture des algues sur la plage en contrebas et la puanteur des terres fertiles de l’estuaire à vingt mètres de là.” Chaque élément, chaque plante, décrits avec précision, minutie et délicatesse, renvoient à autre chose – la psyché dérangée de l’adolescente.
My Absolute Darling fut, rappelle le Guardian, “l’un des livres les plus discutés de l’année 2017”. Cela doit sans doute beaucoup au personnage de Martin, au problème moral qu’il incarne. Homme intelligent, cultivé, presque sympathique dans sa façon de rejeter le système, le père est aussi ce psychopathe dépressif, qui abuse de sa fille une fois la nuit tombée. Un passage troublant évoque l’inceste, sans omettre ce désir qu’elle ressent pour lui, bien qu’elle le sache anormal.
“Tu n’es qu’une pouffiasse”, “une pauvre petite moule illettrée”
On comprend pourquoi Stephen King a tant aimé, et évoqué un chef-d’œuvre comparable au To Kill a Mocking-bird d’Harper Lee et au Catch 22 de Joseph Heller. Comme dans The Shining, une petite voix surgit sournoisement au milieu du récit. “Tu n’es qu’une pouffiasse”, “une pauvre petite moule illettrée”, se répète l’héroïne. Des mots qu’elle emploie mais qui ne lui appartiennent pas ; les mots du père, sa vision du monde violente, misogyne, gangrénant peu à peu les siens.
Gabriel Tallent fait au fond penser à Joyce Carol Oates. Sous les apparences du page-turner, thriller littéraire à l’américaine, c’est, comme l’auteur de Blonde, une littérature psychologique audacieuse et subtile qu’il propose avec ce premier roman. Un livre d’une grande poésie enfin, où le sublime se confronte sans cesse à l’effroyable. “Peut-être que toute chose est en quête de ses limites, confie Martin à sa fille, et fuit son centre pour mourir.”
My Absolute Darling (Gallmeister), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laura Derajinsky, 464 p., 24,40 €
{"type":"Banniere-Basse"}