Contemporain de Thomas Pynchon et d’Hubert Selby Jr., Gilbert Sorrentino, mort en 2006, a laissé une oeuvre atypique. En 1980, il publiait ce huis clos familial marqué par la névrose. Déconcertant.
On entre dans ce roman par une photo : le sourire d’un gamin rendu lointain et énigmatique par le contraste jauni du noir et blanc. Ses yeux sont perdus dans un hors-champ dont il incombe au narrateur de dévoiler la splendeur passée :
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« On pourrait dire que le garçon est figé dans un moment de bonheur bien que les photographies, parce qu’elle excluent tout à l’exception de la fraction de seconde à laquelle elles sont prises, mentent toujours. »
Ce principe de suspicion, Aberration de lumière va s’employer à l’approfondir le temps d’un huis clos estival. Dans le décor d’une pension du New Jersey, une famille passe l’été. On est en 1939. Un patriarche veuf et autoritaire, sa fille fraîchement divorcée et son petit-fils répartissent leurs journées entre parties de croquet, virées à la rivière et siestes à l’ombre des magnolias-parasols. Mais cette félicité familiale se révèle illusoire du fait de la présence de Tom Thebus, « un Apollon moderne en coutil blanc » entiché de la jeune mère célibataire. Leur brève liaison dévoilera les liens tyranniques et quasi incestueux au coeur de la famille McGrath.
S’il n’était pas préalablement estampillé « postmoderne » (lire encadré), le parti pris narratif de l’écrivain new-yorkais surprendrait. Aberration de lumière alterne ainsi les points de vue de ses quatre personnages, modulant les idiomes et les niveaux de langage. Au coeur de chaque section, les voix évoluent et varient en fonction de divers procédés littéraires : lettres, dialogues de théâtre, rêves, notes de bas de pages constituent d’habiles truchements par lesquels l’être humain est rendu à sa complexité. Ludique et parasitaire (les fausses notes de bas de pages, si on décide de ne pas les ignorer, perturbent joyeusement la lecture), la liberté formelle s’offre comme un fabuleux vecteur d’inconscient.
OEdipe, désir contrarié, refoulement et frustration tirent les fils de l’intrigue. Son plus séduisant procédé consiste en un jeu de questions-réponses, entre l’interrogatoire, le sujet de dissertation et la séance de psychanalyse : « Racontez le souvenir le plus doux et le plus mystérieux de Billy », « Comment Billy s’est-il mis à loucher ? », « Présentez un petit graphique verbal qui décrirait Tom Thebus tel qu’il existait dans la tête de Marie », « Énumérez des fragments littéraires engrangés dans sa tête », « Marie a-t-elle peur des hommes ? »… La configuration de ce drame familial en expérimentation romanesque n’adoucira en rien la crudité de ses désillusions. Proche également d’un Richard Yates ou de Leonard Michaels (redécouvert avec Sylvia), Gilbert Sorrentino s’attache à la représentation d’une Amérique morose et névrosée au lendemain de la Grande Dépression. Le couple et la famille sont les premières cellules atteintes par la tumeur du désenchantement. Sorrentino en est le plus innovant chroniqueur issu de cette génération.
Aberration de lumière (Actes Sud), traduit de l’anglais (États-Unis) par Bernard Hoepffner, 320 pages, 22,80 €
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